samedi 20 décembre 2008

Anne Midlige, traiteure de fourrures.
Un Libanaise, veuve de sa condition,
se mesure
à la Compagnie de la Baie d’Hudson
(Partie 1)


Texte original de Peter Leney, paru sous le titre
« Annie Midlige fur trader. A Lebanese widow defies the HBC »
dans la revue The Beaver, livraison de juin-juillet 1996, p. 37-41.

Traduction, adaptation et annotations de Pierre Cantin,
avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Au tout début du vingtième siècle, une figure peu commune parcourt de vastes étendues forestières (1) du Québec. C’est celle d’une femme, une Libanais née en 1864 qui, grâce à ses talents héréditaires de commerçante, s'avérera bientôt une réelle menace pour la puissante Compagnie de la Baie d’Hudson dans un secteur d’activités économiques où cette dernière exerce un monopole fort lucratif depuis près de trois siècles : la traite des fourrures (2).

Au pays, on connaît cette immigrante sous le nom d’Anne Midlige. C’est en canot qu’elle s'est mise, dans un premier temps, à remonter régulièrement la rivière Gatineau pour semer l'inquiétude chez les commis des postes de la CBH établis sur ses berges et à l’intérieur des terres. Le territoire qu'elle exploite va depuis ce qui est de nos jours le parc provincial Lavérendrye jusque dans les Hauts de la Saint-Maurice. Toute de noire vêtue, statut de veuve oblige, l’infatigable quadragénaire se déplace en canot d’écorce avec, comme seul compagnon, un guide amérindien. C’est ainsi qu’elle entreprit de s’immiscer dans un royaume qui, jusqu’en 1905, année où progressaient les travaux de construction d’une ligne de chemin de fer (3) devant atteindre les grandes plaines de l’Ouest, avait été la chasse gardée des Premiers Peuples et de la CBH.
Annie Midlige. Photo tirée de l'article du Beaver, 1996.

Bien sûr, nombreux avaient été ces petits trafiquants anonymes qui allèrent frayer dans les plates-bandes de la célèbre compagnie anglaise, au coeur de ces terres nouvellement ouvertes. Mais c’est surtout le nom d’Annie – ou plutôt celui de l’« Assyrienne », selon l’archaïque désignation, qui ressort indéniablement dans les rapports de la CBH : c’est elle, en effet, la principale fauteuse de trouble; c’est elle qui reste l’incarnation matérielle de « LA » compétition. Dès 1906, par exemple, dans un rapport des activités commerciales dans le « district » de la Saint-Maurice, il ne fait aucun doute que c’est bien elle dont il est question quand un commis de la compagnie, Alexander Milne, écrit : « … le plus notoire de nos concurrents est une Assyrienne, la première femme qu’il m’ait été donné de rencontrer comme compétiteur dans cette contrée sauvage. »


Un autre rapport, deux ans plus tard, blâme « une femme, une certaine Medlege [sic] » de couper les prix au poste de Kikendatch (4), dans les Hauts mauriciens, de façon si radicale que l’auteur du document va jusqu’à recommander à ses patrons de le déplacer , y compris les Amérindiens qui y habitent, plus profondément dans la forêt pour échapper à sa pratique.

Responsables de quatre enfants, cette veuve renouait avec deux traditions libanaises : le commerce et le cocon familial tricoté serré. Aussi les Midlige, une fois réunis en terre d’Amérique et guidés par la matriarche, se sont-ils rapidement retrouvés à gérer des magasins (5) et à faire la traite des fourrures sur presque tout le parcours du nouveau tronçon nordique du National Transcontinental Railway, qui avait déroulé sa voie ferrée depuis la Mauricie jusqu’en Abitibi. L’industrieuse Anne Midlige avait déjà terminé l’implantation de son propre réseau commercial quand, en 1913, fut planté le dernier crampon du nouveau tracé.

C'est sans éducation formelle, car elle n'avait pas fréquenté l'école, qu'Annie Midlige va réussir à bâtir son entreprise familiale. En guise de signature, elle ne traçait qu'un simple «X» au bas des documents qu'elle devait authentifier. Et question d'ajouter à sa nature déjà fort énigmatique, l'industrieuse commerçante n'aurait appris ni l'anglais ni le français (6), se contentant d'utiliser l'arabe et le parler des Amérindiens avec qui elle commerçait.

Annie n'a laissé aucun témoignage oral ni écrit. Un portrait d'elle se dégage toutefois des documents d'archives de la CBH, des souvenirs des petits-enfants qui ont pratiquement atteint les 70 ans ainsi que de certains passages des mémoires de son fils John. On y découvre une femme remarquable qui a adopté un mode de vie qui aurait été absolument inconcevable dans son pays natal, qui a su habilement saisir une occasion de profiter des occasions d'affaires que lui offraient ces nouveaux horizons. C'est ainsi qu'elle prospéra, selon son fils, « grâce à son acharnement au travail et à sa prodigieuse mémoire ».

S'adonner au commerce de fourrures dans les forêts vierges du Québec s'avéra un tournant surprenant pour cette femme du Moyen-Orient. Fusheeya Mitrè Tabasharini était née à Dhour el Choueir, un petit village sis dans les montagnes près de Beyrouth où, à l'âge de 18 ans, elle avait trouvé un emploi dans la plus grande fabrique de soie de l'endroit. Sa vie devait alors se transformer presque aussitôt en un véritable conte de fées car, un an après être arrivée en ville, elle épousait le directeur de l'usine. C’est ans qu’elle aménagea dans une propriété de la compagnie et profita des services d'une servante. En 1884, elle accoucha de jumeaux, John et Eva, puis de William et Salem. Malheureusement pour elle, cette vie de douceurs s'arrêta abruptement quand son époux, Nadar, mourut des suites d'une pleurésie, après onze ans de mariage. D'après le journal de John, Annie avait trop de fierté pour accepter l'offre de la compagnie de conserver la maison et de recevoir le salaire de son mari.

Elle prend alors une décision draconienne : elle ira chercher fortune en Amérique. Elle confie donc ses enfants à des membres de sa famille, vend une mule que lui a confiée un cousin et monte à bord d'une vapeur en partance pour New York.

Cela se passait vers 1894, au moment où une vague massive (7) emportait quantité de chrétiens du Liban, alors une partie de la Syrie, vers une terre nouvelle, l’Amérique.
(À suivre)

NOTES ET COMMENTAIRES


(1) Cette carte de 1915, à la rusticité certaine, insérée dans l’ouvrage d’Arthur Joyal déjà cité et utilisé dans le présent carnet, montre les endroits où se situaient certains des « établissements » de la famille Midlige mentionnés dans l’article de Leney. Archives de Pierre Cantin.

(2) La célèbre compagnie britannique fera également fortune dans le commerce des plumes d’oie, longtemps le principal outil utilisé dans l’écriture. À ce sujet, on lira avec intérêt l’article de Bianca Gendreau, historienne au Musée canadien des civilisations à Gatineau, « Une industrie de la plume d'oie : les pennes de la Compagnie de la Baie d'Hudson », l’un des huit textes en français – que j’ai eu la chance de réviser – contenus dans l’ouvrage édité par John Willis, conservateur au même musée, More than words : readings in transport, communication and the history of postal communication (Gatineau, 2007).

Voici comment le site du MCC présente le texte sur les oies et leur précieux parement.
«La plume d'oie est l'instrument principal de l'épistolier et elle règne sur le monde de l'écriture pendant de nombreux siècles. Elle constitue un marché très lucratif. La Compagnie de la Baie d'Hudson fait commerce des pennes dès le début de ses activités et celles-ci bénéficient d'une réputation d'articles de grande qualité.
Le succès des pennes de la CBH repose sur leur durabilité et une technique de préparation soignée, considérée comme un art. Ces plumes d'oie ont occupé, durant longtemps, l'avant-scène chez les grands marchands d'instruments d'écriture.»


(3) C’est le méga projet du National Transcontinental qui doit relier l'Atlantique au Pacifique et qu’il ne faut pas confondre avec le Canadian Northern qui, lui, en passant par Rivière-à-Pierre et Lac-Édouard, se rend jusqu’au Lac-Saint-Jean, à Chambord, aboutissant ensuite, à l’ouest, à Roberval et, à l’est, à Chicoutimi. Le NTR, avec quatre autres réseaux, deviendra, quelques années plus tard, le Canadian National Railway. C'est d'ailleurs pour le NTR, à La Tuque, que travaillait Phil Beaudoin quand la Brown Corporation demanda à la compagnie de chemin de fer de lui prêter ses services : la papetière états-unienne avait besoin d'un spécialiste en mécanique à son dépôt de La Loutre, dont elle venait de faire l'acquisition de la Fraser-Brace, l'entrepreneur qui y avait érigé le barrage de rétention. Beaudoin ne devait y passer que trois jours : il y restera jusqu'à la fermeture du dépôt, dans les années 1950, y rencontrant, tout comme Jerry McCarthy, sa dulcinée, l'une des filles de Joseph Giard.
Deux anecdotes latuquoises liées à Ambrose O’Brien (1885-1968), un des maîtres d'oeuvre de ce grand chantier de construction de la ligne ferroviaire financée par le gouvernement d'Ottawa, abandonné, dans cette aventure vers le Pacifique, par le Grand Tronc. C’est au lieu dit du «Fer à Cheval», me précise Hervé Tremblay, au sud-est immédiat de La Tuque, près du lac Wayagamac, où il avait installé son quartier-général, que se trouvait O’Brien au moment où il reçut un appel d’un associé lui demandant de s’amener à Montréal où se discutait le projet de la formation d’une nouvelle ligue de hockey. C’était en novembre 1909. Et la voie ferrée allait attendre Sanmaur et la rivière Manouane l’année suivante.
Durant son séjour dans la ville naissante, le millionnaire s'occupa d'activités philanthropiques, entre autres, d’une «quête» parmi les ouvriers affairées à la construction de la voie ferrée, qui, selon Hervé, rapporta plus d'un millier de dollars consacrés à l'érection de la mitaine de la paroisse anglicane de St. Andrews, temple qui est toujours en place au début de ce qui fut longtemps la « rue des Anglais». Pour en revenir au hockey, O'Brien allait fonder la National Hockey Association après qu’on eut refusé à son équipe de Renfrew, en Ontario, l’accès à la Ligue nationale de hockey, ce qui ne l'empêchera pas de créer la légendaire équipe du Canadien de Montréal.
L'épisode du coup de téléphone est raconté dans l'essai de Scott Young et Astrid Young, O’Brien, Toronto, The Ryerson Press, 1967.

(4) KIKENDATCH.
La réserve de Kikendatch était située à la naissance
de la Saint-Maurice,
tout juste au sud de La Loutre,
où sera édifié le barrage Gouin.

Dans un article, «Pourquoi les Attikameks ont abandonné Kikendatch pour Obedjiwan – L'histoire cachée», dans Recherches amérindiennes (vol. XXVI, no 1, 1996), Peter Leney explique les circonstances qui ont provoqué ce grand dérangement. Voici un résumé de l'article.

«Le déménagement des Attikameks de la bande de Kikendatch vers Obedjiwan, au début du siècle, est généralement mis sur le compte de l'inondation du site de Kikendatch en 1918 par les eaux du réservoir formé derrière le barrage Gouin. Toutefois, cette explication est incorrecte. En effet, les documents d'archives montrent clairement que ces autochtones, de même que leur poste de la Hudson's Bay Company, ont gagné Obedjiwan dès 1912 et que ce déplacement reflétait un désir commun de retraiter davantage à l'intérieur du territoire afin de se protéger de la poussée de la civilisation blanche qui menaçait de miner leur relation traditionnelle.»

Reproduction du contrat passé entre John Johnston Rickard et
Annie Midlige, à Parent, le 3 avril 1912.
Témoin : Charles McKenzie.

(5) Curieusement, Annie donne le prénom de «John» comme étant celui de son défunt mari. Les deux associés prévoient le lancement, à titre de «marchands généraux», de deux magasins: l'un, à Parent; l'autre, à Sanmaur. Ainsi donc, le « Jew store» de Manouane, mentionné par McCarthy dès la première page de son journal, en mars 1919, n'avait absolument rien de «juif». Il était géré par un anglophone, Rickard, un ancien employé de la CBH, et son épouse, Eva Midlige, une des deux filles d’Annie. À ma connaissance, ce magasin existait toujours dans les années 1960, tout juste avant de descendre vers le pont flottant jeté sur la Manouane. Et il me semble qu'un ex-Sanmauresque***, émigré à La Tuque, Yvon Pelletier, que j'ai rencontré à son antre de Sanmaur en novembre 2007, m'a confié à cette occasion qu'il avait lui-même opéré un magasin général dans le même édifice. Et, si je me rappelle bien, c'est un certain St-Jean qui y tenait boutique au moment où nous habitions le coin.

Sur la photo suivante, qui date des années 1960 et que m'a amicalement fournie Paul Tremblay, sur qui je reviendrai, car il est apparenté à McCarthy par sa mère, une Dubé, fille du maître de poste de Sanmaur, je serais porté à croire que la bâtisse grise, à gauche, sur la rive droite de la Manouane, logeait le magasin fondé vers 1913 par le couple Rickard-Midlige. Information sujette à confirmation.


Traverse de la Manouane, vue de la rive gauche (ouest). Là, presque à l'embouchure de ladite rivière, débutait le secteur Manouane, «banlieue ouest» de Sanmaur.

À droite, hors champs, immédiatement en amont, le pont du CN. On peut d'ailleurs suivre la ligne des poteaux de téléphone et de télégraphe, ainsi qu'un petit poteau blanc de signalisation du CN. Toujours à droite, la maison (brun pâle et blanche) érigée par la Commission des eaux courantes, dans les années 1930 ou 1940. La famille Pelletier y logeait.
Il n'y a qu'un mille séparant le pont ferroviaire sur la Manouane de celui de Weymont, jeté sur la Saint-Maurice, tout juste en aval de la réserve de Wemotaci. Un troisième ouvrage, surplombant la Ruban celui-là, est installé à quelques centaines de mètres à l'ouest de la Manouane.
Pour mes frères et moi, enfants à Sanmaur, ce chaland, qu'on devine sur la photo, était le bout du monde, notre farouest.
- - - - -

(6) Louise-Anne Bais, de Parent, l'arrière-petite-fille de la commerçante, n'est pas d'accord avec cette affirmation. Selon elle, Annie aurait eu une connaissance minimale de l'anglais et aurait pu converser avec ses descendants. Peter Leney, qui a rencontré et interviewé de ses petits-enfants dans le cadre de recherches pour un reportage sur Oskélanéo, m’a répété que ceux-ci lui avaient confié que l’aïeule ne parlait guère l'anglais, pas plus que le français. Mais, ajoute-t-il, peut-être la vérité se situe-t-elle entre ces deux points de vue.
- - - - -

(7) En débarquant sur le rivage du Nouveau-Monde, Annie s'inscrivait dans ce grand mouvement de la «Syrian Transatlantic Migration», qui dura de 1878 à 1924 et amena des centaines de femmes, sans mari ni protecteur masculin. Plusieurs d'entre elles avaient laissé la province de Bilad al-Sham, l'une des parties de la Syrie qui, à l'époque, englobait des pays actuels : la Syrie, le Liban, Israël et la Palestine ainsi que la Jordanie. On les appelait « Syriennes », ces femmes courageuses qui avaient traversé l'Atlantique dans l'espoir de se refaire une vie, plus agréable que la première. La majorité d'entre elles venaient du Liban et beaucoup avaient travaillé dans l'industrie de la soie.
Voir le document de Sarah Gualtieri, «Gendering the chain migration thesis» (http://muse.jhu.edu/journals/comparative_studies_of_south_asia_africa_and_the_middle_east/v024/24.1gualtieri.html).
Au début du vingtième siècle, le Canada comptait déjà près de 2000 immigrants venus du Liban et de la Syrie.
- - - - -
*** Suite à deux petits commentaires sur sa prose somptueuse, mais surtout d'une immense pertinence, qu'il largue dans l'édition de fin de semaine du Devoir, le romancier et chroniqueur Louis Hamelin m'envoie un courriel qu'il termine ainsi : «Et que votre remontée sanmauresque se poursuive du bon sens!» Diantre, que ce néologisme me plaît ! Gentilé assurément plus élégant que celui de «sanmaurien», dont la syllabe finale verse quelque peu dans la péjoration, plus original encore que celui de «sanmaurois». J'adopte, quitte à lui verser de pharamineuses redevances... Cette belle trouvaille ajoute bau conteniu mauricien de mon carnet : Louis Hamelin est originaire de Saint-Sévérin-de-Prouxville, en Basse-Mauricie.

- - - - - - - - - -