mercredi 31 décembre 2008




Anne Midlige, traiteure de fourrures.

Une Libanaise, veuve de sa condition,
se mesure à la
Compagnie de la Baie d’Hudson
(Partie 2)
Texte original de Peter Leney, paru sous le titre
« Annie Midlige fur trader. A Lebanese
widow defies the HBC »

dans la revue The Beaver, juin-juillet 1996, p. 37-41.

Traduction, adaptation et annotations de Pierre Cantin,
avec l’aimable autorisation de l’auteur.

À 30 ans, Annie Midlige se retrouve donc à New York, dans la cuisine d’un restaurant libanais. Elle n’y restera qu’une année : le Canada l’attire. Elle décide alors de se rendre à Ottawa. On ne trouve pas d’explication à sa décision dans le journal de son fils John. Celui-ci signale seulement qu’elle se serait trouvé un emploi dans une famille libanaise. Elle y fait l’entretien de la maison et la cuisine en même temps qu’elle commence à faire du porte à porte.

Son commerce de démarchage ne se limitera pas à Ottawa et les environs. Elle a des visées expansionnistes et passe bientôt sur la rive québécoise de l’Outaouais. Elle a l’intention de remonter la Gatineau et d’y exploiter les possibilités commerciales d'un monde nouveau et grouillant d’activités, celui des chantiers forestiers en pleine effervescence autour de Maniwaki. Ce n’est pas l’industrie comme telle qui intéresse Annie, mais la promesse de pouvoir s'y créer une nouvelle clientèle. Elle commercera tout d'abord avec les bandes amérindiennes du coin, dont les Algonquins du lac Barrière, dans les Hauts de la rivière Outaouais. C’est à ce moment qu’elle attrape littéralement la fièvre de la traite des fourrures.

« Chaque été, écrit son fils dans son journal, elle engageait un Amérindien, chargeait son grand canot d’écorce d’étoffes et de marchandises diverses destinées à des échanges avec les Autochtones. Puis elle partait vers les différentes réserves amérindiennes, à des kilomètres plus au Nord. Ces déplacements, à travers rapides et portages, duraient plus de deux mois et [ma mère] en rapportait des ballots de fourrures de castors, de loutres, de rats musqués, de martres, etc. Les profits tirés de l’échange de ses produits suffisaient à payer son guide et toutes ses autres dépenses. Les profits sur la vente des fourrures devenaient donc des bénéfices nets. »

Un missionnaire oblat, Joseph Guinard n’avait pas été sans remarquer la présence d’Annie dans la Haute-Gatineau. Dans ses mémoires (1), l’ecclésiastique raconte qu’il avait dû retarder l’une de ses missions à Baskatong, au nord de Maniwaki, parce qu’un Amérindien lui avait «emprunté» son canot pour ramener une « vendeuse syrienne » du lac Barrière. Compte tenu de l’endroit et de la date, il ne pouvait s’agir que d’Annie elle-même.

À ce moment-là, Annie avait accumulé un pécule suffisant pour entreprendre le rassemblement de sa famille. Dans un premier temps, elle fit venir John et Eva, qui arrivèrent à Ottawa vers 1898, après une traversée qui dut donner un coup de vieux à la mère. En effet, après être débarqués à New York, les jumeaux, âgés alors de 15 ans, avaient oublié le nom de la ville où vivait Annie. John se rappelle avoir déclaré candidement aux officiers de l’immigration états-unienne : « Ma mère habite au Canada depuis plus de trois ans. Tout le monde devrait bien la connaître. »

Les deux adolescents échappèrent à la déportation vers leur pays d’origine quand le propriétaire du restaurant où avait travaillé la mère eut vent de ce qui leur arrivait et offrit de s’occuper d’eux jusqu’à ce que, du Liban, leur parvienne l'adresse d’Annie au Canada. Cela prit deux mois.

Une fois les enfants établis à Ottawa, Annie s’assura que John apprenne rapidement l’anglais. Malgré l’âge du fils, elle l’inscrivit dans un jardin d’enfant et le mit en pension dans une famille d’anglophones. Annie accepta, non sans quelque réticence, que John fasse son apprentissage de machiniste, car un tel choix contrevenait à la tradition libanaise voulant qu’on soit son propre employeur. Eva, quant à elle, se lança dans le commerce des articles de luxe qu’elle vendait à partir de la maison, rue Bank.

Pendant que les jumeaux s’acclimataient à leur nouvel environnement, Annie poursuivait l’établissement de son empire dans les Hauts de la Gatineau. Après un bref séjour à Maniwaki, elle s’installa à 55 kilomètres plus au nord, à Baskatong, petit village d’agriculteurs et point de services de l’industrie forestière. Elle réussit à amasser un somme qui lui permit d’acheter à cet endroit une halte et une terre de 400 acres, peuplée de chevaux, de vaches, de cochons, de canards et de poules. Dans des registres, on trouve le nom d’Annie Midlige comme propriétaire d’un hôtel dans ce village, de 1905 à 1912, et, bien sûr, d’un magasin.

Eva emménagea bientôt à Baskatong afin de participer aux activités commerciales de sa mère, tout comme ses deux plus jeunes frères, William et Salem, que John était allé chercher au Liban. Une fois sa mission terminée, ce dernier partit vers le Yukon, attiré par l’or qu’on semblait y trouver en abondance. Il passa presque trois ans à Dawson City (2). Annie lui expédiait régulièrement des lettres dans lesquelles elle l’incitait à revenir à la maison car, pour elle, le Yukon était un endroit terriblement difficile.

Quand John revint finalement, Annie lui précisa le véritable motif de sa demande : elle avait besoin d’un partenaire pour la gestion de son commerce des fourrures. « Regarde-moi, lui dit-elle. Je suis une vieille femme. Si je puis effectuer tous ces voyages et en vivre confortablement, imagine ce qu’un jeune homme comme toi, costaud, saurait accomplir. Tu pourrais parcourir le Canada entier. » Puis, en invoquant la coutume libanaise, elle insista sur le fait qu’il était maintenant le chef de famille et qu’il ne devrait pas songer à retourner au Klondyke et laisser sa famille sans support.

Après avoir considéré les résultats plutôt maigres que lui avaient valus ses efforts jusque-là, John fut d’accord : « Maman, indique-moi simplement ce que je dois faire et comment me lancer, et, comme on dit en arabe, avec l’aide de Dieu, je réussirai. »

C’est cependant d’une façon beaucoup plus concrète qui se manifesta cette aide : le projet de construction d’un chemin de fer transcontinental, annoncé, en 1903, par Wilfrid Laurier, le premier ministre libéral de l’époque. Le tracé en zone éloignée du NTR devait en effet traverser les terres se trouvant à la source de la Gatineau, cours d’eau qu’employaient d’ailleurs arpenteurs et ingénieurs pour se rendre aux différents chantiers isolés de ce projet.

Ces opérations d’arpentage firent augmenter considérablement l’achalandage de l’hôtel d’Annie à Baskatong en plus de donner à celle-ci l’idée d’implanter un poste d’échanges pour le nouvel associé de son commerce de fourrures. John allait de fait installer son premier magasin le long de la branche ouest de la Haute-Gatineau, près du lac Echouani, un endroit où pourraient s’approvisionner en matériel de toutes sortes les équipes d’arpentage travaillant dans la région. Connu sous le nom de « dépôt no 2 », l’endroit grouillait d’activité, marqué par un va et vient constant de gens : l’endroit idéal pour établir un commerce.

Ainsi donc, en 1907, la mère et le fils, 43 et 24 ans, se lancèrent ensemble dans le commerce. Après avoir chargé une voiture tirée par un attelage de chevaux d’articles divers – provisions, outils, tentes et couvertures –, ils partirent à travers bois. Pendant six jours, ils cheminèrent péniblement depuis Baskatong jusqu’au dépôt no 2, grimpant les pentes aux côtés des bêtes lourdement chargées, les ralentissant dans les descentes. Arrivés sur place, ils engagèrent des Amérindiens et entreprirent d’ériger un bâtiment de 5,5 mètres sur 4,8 qui allait servir à la fois de magasin, de cuisine et de chambre à coucher.

La formation qu’Annie prodigua à son fils s’avéra fort simple. Elle avait obtenu des Amérindiens des échantillons de fourrure de différents animaux – vison, martre, rat musqué, renard, castor, lynx, belette, pékan : elle n’eut qu’à indiquer à John ce qu’il devait payer pour chacune des bêtes. En moins d’une semaine, les Autochtones se présentaient au magasin pour y échanger leurs fourrures.

Le dépôt no 2 s’avéra toutefois bien plus que le simple emplacement d’un magasin. Sa position avancée faisait en sorte qu’Annie Midlige se trouvait à portée des Amérindiens que la Compagnie de la Baie d’Hudson avait coutume d’avoir comme clients exclusifs. Bientôt Annie se mit à accaparer tout le commerce d’une grande partie de la forêt québécoise. La CBH tenta bien de contrer ses efforts, mais les tactiques employées s’avérèrent plutôt inefficaces.

Le premier des postes de la CBH à souffrir de la compétition de la part des Midlige fut celui du lac Barrière, situé à une centaine de kilomètres plus au sud, à l’ouest de la rivière des Outaouais. Le poste était particulièrement vulnérable, car les Amérindiens chassaient dans les Hauts de la Gatineau, puis, au printemps, passaient par le dépôt no 2 en retournant vers leur lieu de résidence. Il était donc aisé, pour les commerçants libanais, de les arrêter au passage. Aussi ne faut-il pas s’étonner de lire, en 1907, dans le rapport d’inspection du poste de la CBH du lac Barrière, que « madame Midlige s’était accaparé une grande quantité [évaluée à quelque 1800 $] de marchandises qui, à juste titre, appartenaient au poste ».

Le rapport signalait que jamais le poste n’avait connu de compétition digne de mention, du moins jusqu’à ce qu’ « une Assyrienne et son compagnon n’établissent un poste de traite au Camp 2 ». L’auteur du rapport prétendait que c’aurait été sous les effets de l’alcool que les Amérindiens y seraient allés pour y échanger le fruit de leur chasse. Dans toute la documentation de la CBH, il s’agit là de la seule fois où Annie ou John furent accusés d’avoir fait usage d’alcool dans leurs transactions avec les Autochtones.

La perte de fourrures au poste du lac Barrière (lesquelles auraient été utilisées pour le remboursement de dettes de la part des Amérindiens) porta un dur coup à Edward Edwardson, un Écossais bourru qui gérait cet établissement depuis 23 ans. Opposant farouche à « la Compétition », Edwardson réagit à la situation en envoyant son fils aîné construire un avant-poste à côté du magasin des Midlige, au dépôt no 2. Il pourrait ainsi, lui aussi, mettre la main sur sa part des prises des Amérindiens, lors de leur retour au printemps.

Absolument rien ne laissait prévoir que cette situation conflictuelle allait se terminer par un double partenariat des deux clans : les Edwardson et les Midlige allaient s’unir comme commerçants et comme familles.

Dans son journal, John décrit de manière optimiste la réaction des Midlige à cette stratégie de la CBH. Quand le nouvel arrivant, le compétiteur, se pointa, Anne émit cet appel au calme : « Ma mère nous a dit, écrit John, ‘N’ayez pas peur, soyons amicaux à l’endroit de Ben; ne donnez pas plus en échange de fourrures qu’il ne le ferait et ne coupez pas les prix. Votre père disait que si on arrivait à extraire le meilleur des choses en les ponçant, ce n’était toutefois pas le cas avec les humains' . »

John se présenta donc sous les traits d’un type chaleureux et, bientôt, le jeune Écossais et ses compétiteurs libanais firent bon ménage, partageant des repas et jouant aux cartes. Quand l’employé de la CBH fut « apprivoisé et devint amical », John entreprit de lui faire quitter sa compagnie et de s’associer à sa famille pour former une entreprise qui s’appellerait « Midlige et Edwardson, négociants et marchands généraux ». Ensemble, ils établiraient des magasins le long de la voie du NTR, une fois le trajet de celle-ci enfin défini. Ils feraient davantage de profits et seraient leurs propres patrons.

Annie voyait d’un très bon oeil cette association et y percevait de plus une occasion, pour son fils, de trouver une épouse parmi les sœurs de Ben.

Edwardson et sa femme, Mary Polson, à moitié Algonquine et moitié Écossaise, avaient 16 enfants. « Essaie, lui dit-elle d’amener Ben à t’aider à marier Jessie. » – « C’est le meilleur parti de la famille. C’est une femme costaude, jolie et ardue au travail. Elle fait le plus gros de la cuisine, de la lessive et du ménage. Elle a l’habitude de la vie en forêt et connaît bien le commerce des fourrures, exactement le genre d’épouse qu’il te faut. »

John, discrètement, mit en pratique le conseil de sa mère. Après une longue cour, faite de lettres et de cadeaux, de la soie, le mariage fut célébré au lac Barrière en 1912.

L’impact des opérations commerciales d’Annie ne se fit pas sentir qu’au poste du lac Barrière. L’entrepreneure sema également l’énervement à celui de Kikendatch, dans les Hauts-Mauriciens, où les gens de la CBH transigeaient avec un groupe d’Amérindiens, les Attikameks qu’on appelait à l’époque « Têtes-de-Boule ». Le magasin installé par les Midlige sur les rives de la Gatineau se trouvait à deux jours de canot de Kikendatch et les Amérindiens eurent tôt fait de savoir comment s’y rendre.

Aussi est-ce avec une profonde amertume que l’inspecteur W. R. Hamilton consignait-il les incursions d’Annie dans un rapport du poste de Kikendatch, en 1908 :
« Pour la traite des fourrures, ce poste est le plus rentable sur la Saint-Maurice. Cependant, année après année, la compétition s’en est approchée de plus en plus. Elle a forme humaine : une femme venue de la Gatineau, une certaine Medlege [sic], laquelle a ouvert un magasin à deux jours de Kikendatch, et où elle en met plein la vue aux Amérindiens en leur proposant toutes sortes d’objets de pacotille, leur faisant ainsi perdre tout discernement. »

La référence aux objets de pacotille laisse sous-entendre que la CBH présumait que ses compétiteurs ne vendaient que des produits de mauvaise qualité. À ce sujet, le missionnaire Guinard a pu jeter un coup d’œil sur ces supposés objets sans valeur offerts par Annie, celle-ci « vendait des rubans, des cravates, des mouchoirs et des bagues; ses malles regorgeaient de tout un matériel multicolore » (3).

Autre sujet d’inquiétude pour la CBH, les produits essentiels, entre autre la farine et le sucre, se vendaient moins cher au magasin des Midlige du dépôt no 2 qu’à son propre poste de Kikendatch.

Ironiquement, c’est la CBH elle-même qui sabota la venue de nouveaux clients à son poste de Kikendatch. En établissant un magasin au dépôt no 2, dans le but de concurrencer les Midlige, la compagnie avait elle-même créé une concurrence malsaine entre ses deux commerces. Les Amérindiens pouvaient aisément constater que la CBH vendait un sac de farine 6,50 $ au dépôt no 2 alors qu’elle en exigeait 10 $ à son poste de Kikendatch.

La situation à cet endroit s’avérait tellement menaçante pour la bonne marche du commerce avec les Amérindiens qu’il fut décidé, « dans les meilleurs intérêts du commerce des fourrures », de retraiter plus profondément en forêt. Le rapport recommandait de déplacer le poste et de l’installer à un endroit appelé « Obedjiwan », à une centaine de kilomètres plus au nord, dans le réseau des plans d’eau de la Saint-Maurice. Bien sûr, à la CBH, on se fit de la bile, compte tenu des coûts encourus par la fermeture et le déménagement du poste mais, finalement, en 1912, la nouvelle installation d’Obedjiwan démarrait. Son gérant signalait à ses supérieurs que 25 familles amérindiennes avaient suivi.

Ce fut toutefois Annie Midlige qui eut le dernier mot, car la décision de la CBH de fuir son influence et ses activités fit en sorte que les Amérindiens fréquentèrent davantage le commerce de son fils aîné, plus accessible. En 1912, John avait en effet établi un magasin à Oskélanéo, un arrêt sur la ligne du NTR, à quelque 80 kilomètres, en canot, au sud d’Obedjiwan. Les Amérindiens qui avaient quitté Kikendatch y allaient fréquemment, car les produits y étaient vendus moins cher.

Ainsi, à peu près à la même époque, des magasins de tous les membres de la famille Midlige jalonnaient le tronçon ferroviaire depuis la Saint-Maurice jusqu’en Abitibi.
PARENT. La gare du Canadien National.

Annie Midlige partit de Baskatong pour ouvrir un magasin à Parent, une petite localité dont la principale activité industrielle était un moulin à scie et qui était située à 55 kilomètres au sud-est d’Oskélanéo. Ses fils William et Salem travaillaient avec elle tandis que sa fille Eva et son mari gérait un autre magasin, à Sanmaur, un peu plus à l’est, sur la voie ferrée, à l’embouchure de la Manouane, tout près de la réserve attikamek de Wemotaci. Quant à Ben, l’associé de John, il possédait une autre succursale sous la bannière Midlige & Edwardson, à Doucet.

« Désormais, écrivit John dans son journal, la bande des Midlige occupait la ligne du CNR, depuis Sanmaur jusqu’à Doucet, sur près de 250 kilomètres donc, et faisait figure de pionniers dans le commerce avec les Autochtones et les Blancs. Tous et toutes connaissaient la famille Midlige. »

Anne avait presque atteint la cinquantaine quand elle décida de s’établir à Parent pour y connaître une vie moins épuisante. Elle ne cessa pas pour autant ses activités de traiteure de fourrures si l’on en juge par cette entrée, pour l’année 1928, du poste d’Oskélanéo, qu’avait ouvert la CBH deux ans auparavant. Faisant référence aux Amérindiens du village attikamek de Manouane qui y apportaient leurs fourrures, le gérant de l'endroit écrivait : « Si nous n'avions pas été établis ici, ils seraient allés à Parent pour y faire des échanges avec madame Midlige. C'est elle qui attirait toujours cette clientèle durant l'hiver.»

Un recueil de documents (4) sur Parent, produit en 1992, à l'occasion d'un rassemblement de gens du village, présente Annie comme l'un des pionniers de la localité. Le temps a toutefois bien amoindri la puissance des souvenirs : la légende d'une photo (5) d'elle, en compagnie de son fils William, présente ce dernier comme son frère ! Et son nom y est mal épelé : «Mildrage» !

John et Jessie ont donné huit petits-enfants à Annie, dont deux, Ben et Edna (6), qui vivent présentement à Montréal. Ces derniers, qui lui ont rendu visite à Parent, ont gardé d’Annie le souvenir d’une dame plutôt distante, autoritaire.

Comme les petits-enfants ne parlaient pas l’arabe, il semble bien que les échanges aient été pratiquement impossibles. La forte personnalité de la grand-mère imposait une attitude d’obéissance. Elle avait une façon bien à elle de poser le poing sur son front pour signifier son mécontentement au comportement déplacé des enfants à table. En guise de punition, elle ignorait totalement les fauteurs : elle faisait comme s’ils n’existaient pas.

Les petits-enfants se souviennent d’elle, assise sur son vieux lit de laiton, les jambes croisées, s’enduisant le visage d’une pommade apaisante tout en lisant une version en arabe de la Bible.
Ils se rappellent également la forte odeur de la gaulthérie, le «thé des bois», qui flottait dans l’air de la maison, car Annie souffrait énormément de l’arthrite et du rhumatisme. Elle se frottait constamment et abondamment les articulations avec de «l’huile de Polson» (7), faite de thé des bois.

Sa façon de tenir ses comptes mérite d’être signalée. Ses registres consistaient en effet en une multitude de petits bouts de cartons, dont des morceaux de boîtes de gruau, sur lesquels elle gribouillait ses données. Si un percepteur de l’impôt se pointait, elle lui refilait une série de statistiques et de textes en arabe. L’effet était immédiat : le type repartait sans demander son compte.

Durant sa vie au Canada, Annie afficha la même tenue vestimentaire : robes foncées, béret bien enfoncé sur la tête et large mouchoir blanc à la main pour s’éponger le front.

Jamais elle ne retourna dans son pays natal, ni, selon ses petits-enfants, n’en manifesta le désir.

Annie Midlige décéda en 1947. Elle avait 83 ans. Elle est enterrée dans la partie du cimetière latuquois réservée aux protestants, à l’ombre d’un grand sapin beaumier (8), en compagnie de ses enfants, sauf John (9).

Les visiteurs occasionnels de ce lieu doivent bien se demander qui est cette dame et quelle a bien pu être sa vie. Sur sa pierre tombale on peut lire : « Notre mère Annie Midlige, épouse de Midlige Nadar. Née en Syrie 1864. Décédée le 12 février 1947 ».




NOTES

1. Mémoires d’un simple missionnaire, le père Joseph-Étienne Guinard, o.m.i, édition préparée par Serge Bouchard, Québec, Ministère des Affaires culturelles, collection « Civilisations du Québec, 27 », 1980, p. 78.L'ouvrage est accessible en ligne, comme bien d'autres, rares, dont l'excellent essai de Lucien Filion sur La Tuque et ses maires, sur le site NOS RACINES :
http://www.ourroots.ca/beta/toc.aspx?id=2070&qryID=e8277b7b-85e8-4f20-9ddf-6ce6ba979830 .

2. John Midlige raconte longuement ses péripéties au pays de l’or dans son journal inédit, un tapuscrit de 81 feuillets comportant quelques annotations à la main et, au tout début, le mot DRAFT (ébauche). Peter Leney m’en a remis une copie. J’aurai l’occasion d’en traduire les passages portant sur la prodigieuse femme d’affaires, Oskélanéo et la Haute-Mauricie et de les présenter dans mon carnet.

3. La rencontre eut lieu au poste d’arpentage no 1 des équipes affectées à l’établissement du tracé du Transcontinental. Le poste était situé aux fourches de la Gatineau. La phrase qui suit cette énumération empruntée aux mémoires de Guinard se lit ainsi : « Un métis brassait des affaires d’or en faisant la traite des fourrures avec les Indiens. » Il y a lieu de croire qu’il s’agissait de Ben Edwardson.
Bouchard commente cette anecdote dans une note infrapaginale :
« Ces commerçants et commerçantes syriens semblent avoir voyagé dans tous les coins de la province à l’époque. Vendeurs itinérants, ils allaient là où les gens se trouvaient. Ils vendaient principalement des choses difficiles à trouver sur le marché. Les prix de leurs produits étaient généralement très bas. »

4. L'«essai», format lettre, est une production artisanale dont on ne semble pas avoir déposé d'exemplaire aux deux bibliothèques dites «nationales», ni à Montréal, ni à Ottawa. Intitulé « 1992 – Parent – 1992 – Terre d'amour », il rassemble des textes et des reproductions (des photocopies) de documents et de photographies. Hervé Tremblay m’en a fourni quelques photocopies, dont cette liste d’écoliers du « teacher » J. N. Fortier, qui remonte à 1929.

Y figure le nom d'une Annie Midlige, âgée de 14 ans, qui est sous la garde de « Mrs. A. Midlige ». C’est la fille de John, Depuis son très jeune âge, elle habite chez sa grand-mère qu'elle aide à son magasin de Parent. Quant à Edna et Evelyn Rickard, ce sont les enfants de John, le marchand de Sanmaur. Ces détails m’ont été livrés par Louise-Anne Blais, fille d’Annie Midlige et d’Edmond Blais. Chaque fois que je lui passe un coup de fil, madame Blais me livre gentiment quantités d’anecdotes sur sa famille, surtout son grand-père John, et le quotidien des Hauts-Mauriciens. Je la remercie pour la matière qu’elle me fournit et qui enrichit mes annotations..

Photo reproduite du quotidien trifluvien Le Nouvelliste, février 1996.

Parmi les autres noms de cette liste d’écoliers, je remarque celui de John Dryburgh : quand je l’ai connu, à la fin des années 1970, il était déjà grand-père, ce sympathique monsieur, père, entre autres, de Pearl, Daniel, John et Joyce, des amis de mon frère Jean, et que je connaissais déjà, surtout la première, qui fut ma voisine pendant quelques années à Hull. Monsieur Dryburgh fut à l'emploi du Canadien National pendant plus de 35 ans.

5. Il s’agit de la photo d’Annie et de son fils William, parue dans l’article du Beaver et que j’ai reproduite dans la page précédente de mon carnet.

6. Les deux sont décédés depuis. Ils étaient les plus jeunes enfants de John. Ben fut un pasteur anglican et sa sœur, une infirmière. Celle-ci était la marraine de Louise-Anne Blais.

7. Je serais porté à croire que le nom de l’huile provient de la dame qui l’aurait concoctée : la belle-mère de John, Mary Polson, mentionnée plus haut… Dans les année 1950, il y avait une dame Thomson, qui habitait rue Saint-Paul, je crois, qui fabriquait des «remèdes» à base de plantes. Elle fut assez connue pour être répertoriée dans un petit ouvrage sur la médecine populaire du Québec, paru aux Éditions de l'Aurore, que j'ai égaré dans mon capharnaüm.

8. On cherchera en vain, dans le cimetière, cet arbre que planta John Rickard à l’occasion du décès accidentel de sa petite-fille Winnie : j’ai expliqué que le majestueux sapin avait été abattu pour d’obscures raisons. On coupe et on démolit allègrement dans ce patelin qu’on surnomme, tort, la «Reine de la Haute-Mauricie», puisqu'elle se trouve en Moyenne-MAuricie. Mais je ne voudrais pas lancer une querelle de géographes !

9. Dans son journal, John avait exprimé le souhait d’être enterré à Oskélanéo. Sa pierre tombale y est toujours visible. Elle a survécu au gros incendie qui a ravagé l’endroit en 1995. Tous les monuments de bois du cimetière avaient alors été détruits par le feu.



Appel (supplique) à mon modeste lectorat

Ce portrait de groupe des écoliers de l’école de Sanmaur, qui date probablement du début de 1949, pris par un photographe de la Brown Corporation, se trouve dans les documents de cette compagnie conservés par la Plymouth State University, au New Hampshire, dans le cadre d’un projet intitulé «Beyond Brown Paper». J’en possède une copie, sauvée des flammes de la dompe de la CIP, à l’été 1965. Elle fut l’une des 40 photos retenues récemment dans une exposition présentée par cette université et consacrée à ce fonds d’archives où se trouvent des dizaines et des dizaines de photos de l’usine de la Brown de La Tuque :
(http://www.newhampshire.com/article.aspx?headline=plymouth+exhibition+chronicles+life+in+once-thriving+mill+towns&articleid=2491).
La photo a été reproduite dans un compte rendu de l’exposition en plus d’être utilisée sur un site qui traite d’archivistique. On y cite le commentaire que j’avais laissé sur la page du site de l’université présentant le groupe d’écoliers (http://beyondbrownpaper.plymouth.edu/item/973).
Les quelques lecteurs latuquois de mon carnet me feraient grand plaisir et ajouteraient à l’histoire de Sanmaur s’ils montraient ce document unique à leurs amis et connaissances, question de compléter l’identification des gens qui y figurent.

Pour l’instant, j’y reconnais ces quelques personnes qui m’ont précédé à cette petite école que je fréquenterai à compter de septembre 1950 : d’abord, les institutrices, Irène Trépanier et Marguerite Bourassa, puis Louise et Jean-Pierre Ricard, Pauline et Robert Bouchard, Michel Ross, Huguette Lesage, Louis Lacasse. Je sais qu’il s’y trouve des Pelletier, des Houle (dont les deux garçons juste devant mademoiseille Trépanier, à gauche) , sans doute aussi des Chiasson. J’aimerais être en mesure de la reproduire de nouveau dans mon carnet, accompagnée, cette fois, d’une légende qui permettrait de mettre un nom sur chacun de ces visages d’enfants. Et ce serait davantage extraordinaire si ces gens possédaient d’autres photos de cette école et de ses activités.
Pauline Bouchard, ne m'est pas étrangère : je me souviens avoir vu sa tête à la une de L'Écho de La Tuque. Infirmière de profession, c'est elle qui, en l'absence de médecin, a « géré» la naissance de la fille de la romancière Normande Élie, de qui je présenterai les deux romans sur Sanmaur. Elle est bien connue aussi de Louise-Anne Blais.

Voici mon courriel : cantinrevision@gmail.com.


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Dans mon vagabondage à travers les pages des microfilms de journaux anciens disponibles en ligne, je suis tombé sur ce fait divers concernant le sauvetage, en 1958, de Jean Gilbert, notre petit voisin de palier, au 348 de la rue Tessier.

Tiré de l’édition du 26 novembre 1958 du Shawinigan Standard.

Je me souviens d’un hiver, 1955 ou 1956, où, en groupe, nous étions descendus au «p’tit lac» pour nous y dégager une petite patinoire afin de jouer au hockey. Les parents nous avaient immédiatement ramenés à la maison et à la raison… La saison sur le lac fut plutôt brève.
Un hasard n’arrivant jamais seul, j’ai rencontré le fils du rescapé le jour où j’ai fait des photos de l’édifice de Beau-Blanc Tousignant. Le petit-fils de Jean-Claude était l’un des ouvriers qui, en compagnie du propriétaire, faisaient des travaux de rénovation sous l’immense balcon à deux paliers du « bloc » de briques rouges campé à l’angle des rues Tessier et Saint-Michel. C’est ainsi que le jeune homme a appris que son grand-père et son père avaient habité les lieux.

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samedi 20 décembre 2008

Anne Midlige, traiteure de fourrures.
Un Libanaise, veuve de sa condition,
se mesure
à la Compagnie de la Baie d’Hudson
(Partie 1)


Texte original de Peter Leney, paru sous le titre
« Annie Midlige fur trader. A Lebanese widow defies the HBC »
dans la revue The Beaver, livraison de juin-juillet 1996, p. 37-41.

Traduction, adaptation et annotations de Pierre Cantin,
avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Au tout début du vingtième siècle, une figure peu commune parcourt de vastes étendues forestières (1) du Québec. C’est celle d’une femme, une Libanais née en 1864 qui, grâce à ses talents héréditaires de commerçante, s'avérera bientôt une réelle menace pour la puissante Compagnie de la Baie d’Hudson dans un secteur d’activités économiques où cette dernière exerce un monopole fort lucratif depuis près de trois siècles : la traite des fourrures (2).

Au pays, on connaît cette immigrante sous le nom d’Anne Midlige. C’est en canot qu’elle s'est mise, dans un premier temps, à remonter régulièrement la rivière Gatineau pour semer l'inquiétude chez les commis des postes de la CBH établis sur ses berges et à l’intérieur des terres. Le territoire qu'elle exploite va depuis ce qui est de nos jours le parc provincial Lavérendrye jusque dans les Hauts de la Saint-Maurice. Toute de noire vêtue, statut de veuve oblige, l’infatigable quadragénaire se déplace en canot d’écorce avec, comme seul compagnon, un guide amérindien. C’est ainsi qu’elle entreprit de s’immiscer dans un royaume qui, jusqu’en 1905, année où progressaient les travaux de construction d’une ligne de chemin de fer (3) devant atteindre les grandes plaines de l’Ouest, avait été la chasse gardée des Premiers Peuples et de la CBH.
Annie Midlige. Photo tirée de l'article du Beaver, 1996.

Bien sûr, nombreux avaient été ces petits trafiquants anonymes qui allèrent frayer dans les plates-bandes de la célèbre compagnie anglaise, au coeur de ces terres nouvellement ouvertes. Mais c’est surtout le nom d’Annie – ou plutôt celui de l’« Assyrienne », selon l’archaïque désignation, qui ressort indéniablement dans les rapports de la CBH : c’est elle, en effet, la principale fauteuse de trouble; c’est elle qui reste l’incarnation matérielle de « LA » compétition. Dès 1906, par exemple, dans un rapport des activités commerciales dans le « district » de la Saint-Maurice, il ne fait aucun doute que c’est bien elle dont il est question quand un commis de la compagnie, Alexander Milne, écrit : « … le plus notoire de nos concurrents est une Assyrienne, la première femme qu’il m’ait été donné de rencontrer comme compétiteur dans cette contrée sauvage. »


Un autre rapport, deux ans plus tard, blâme « une femme, une certaine Medlege [sic] » de couper les prix au poste de Kikendatch (4), dans les Hauts mauriciens, de façon si radicale que l’auteur du document va jusqu’à recommander à ses patrons de le déplacer , y compris les Amérindiens qui y habitent, plus profondément dans la forêt pour échapper à sa pratique.

Responsables de quatre enfants, cette veuve renouait avec deux traditions libanaises : le commerce et le cocon familial tricoté serré. Aussi les Midlige, une fois réunis en terre d’Amérique et guidés par la matriarche, se sont-ils rapidement retrouvés à gérer des magasins (5) et à faire la traite des fourrures sur presque tout le parcours du nouveau tronçon nordique du National Transcontinental Railway, qui avait déroulé sa voie ferrée depuis la Mauricie jusqu’en Abitibi. L’industrieuse Anne Midlige avait déjà terminé l’implantation de son propre réseau commercial quand, en 1913, fut planté le dernier crampon du nouveau tracé.

C'est sans éducation formelle, car elle n'avait pas fréquenté l'école, qu'Annie Midlige va réussir à bâtir son entreprise familiale. En guise de signature, elle ne traçait qu'un simple «X» au bas des documents qu'elle devait authentifier. Et question d'ajouter à sa nature déjà fort énigmatique, l'industrieuse commerçante n'aurait appris ni l'anglais ni le français (6), se contentant d'utiliser l'arabe et le parler des Amérindiens avec qui elle commerçait.

Annie n'a laissé aucun témoignage oral ni écrit. Un portrait d'elle se dégage toutefois des documents d'archives de la CBH, des souvenirs des petits-enfants qui ont pratiquement atteint les 70 ans ainsi que de certains passages des mémoires de son fils John. On y découvre une femme remarquable qui a adopté un mode de vie qui aurait été absolument inconcevable dans son pays natal, qui a su habilement saisir une occasion de profiter des occasions d'affaires que lui offraient ces nouveaux horizons. C'est ainsi qu'elle prospéra, selon son fils, « grâce à son acharnement au travail et à sa prodigieuse mémoire ».

S'adonner au commerce de fourrures dans les forêts vierges du Québec s'avéra un tournant surprenant pour cette femme du Moyen-Orient. Fusheeya Mitrè Tabasharini était née à Dhour el Choueir, un petit village sis dans les montagnes près de Beyrouth où, à l'âge de 18 ans, elle avait trouvé un emploi dans la plus grande fabrique de soie de l'endroit. Sa vie devait alors se transformer presque aussitôt en un véritable conte de fées car, un an après être arrivée en ville, elle épousait le directeur de l'usine. C’est ans qu’elle aménagea dans une propriété de la compagnie et profita des services d'une servante. En 1884, elle accoucha de jumeaux, John et Eva, puis de William et Salem. Malheureusement pour elle, cette vie de douceurs s'arrêta abruptement quand son époux, Nadar, mourut des suites d'une pleurésie, après onze ans de mariage. D'après le journal de John, Annie avait trop de fierté pour accepter l'offre de la compagnie de conserver la maison et de recevoir le salaire de son mari.

Elle prend alors une décision draconienne : elle ira chercher fortune en Amérique. Elle confie donc ses enfants à des membres de sa famille, vend une mule que lui a confiée un cousin et monte à bord d'une vapeur en partance pour New York.

Cela se passait vers 1894, au moment où une vague massive (7) emportait quantité de chrétiens du Liban, alors une partie de la Syrie, vers une terre nouvelle, l’Amérique.
(À suivre)

NOTES ET COMMENTAIRES


(1) Cette carte de 1915, à la rusticité certaine, insérée dans l’ouvrage d’Arthur Joyal déjà cité et utilisé dans le présent carnet, montre les endroits où se situaient certains des « établissements » de la famille Midlige mentionnés dans l’article de Leney. Archives de Pierre Cantin.

(2) La célèbre compagnie britannique fera également fortune dans le commerce des plumes d’oie, longtemps le principal outil utilisé dans l’écriture. À ce sujet, on lira avec intérêt l’article de Bianca Gendreau, historienne au Musée canadien des civilisations à Gatineau, « Une industrie de la plume d'oie : les pennes de la Compagnie de la Baie d'Hudson », l’un des huit textes en français – que j’ai eu la chance de réviser – contenus dans l’ouvrage édité par John Willis, conservateur au même musée, More than words : readings in transport, communication and the history of postal communication (Gatineau, 2007).

Voici comment le site du MCC présente le texte sur les oies et leur précieux parement.
«La plume d'oie est l'instrument principal de l'épistolier et elle règne sur le monde de l'écriture pendant de nombreux siècles. Elle constitue un marché très lucratif. La Compagnie de la Baie d'Hudson fait commerce des pennes dès le début de ses activités et celles-ci bénéficient d'une réputation d'articles de grande qualité.
Le succès des pennes de la CBH repose sur leur durabilité et une technique de préparation soignée, considérée comme un art. Ces plumes d'oie ont occupé, durant longtemps, l'avant-scène chez les grands marchands d'instruments d'écriture.»


(3) C’est le méga projet du National Transcontinental qui doit relier l'Atlantique au Pacifique et qu’il ne faut pas confondre avec le Canadian Northern qui, lui, en passant par Rivière-à-Pierre et Lac-Édouard, se rend jusqu’au Lac-Saint-Jean, à Chambord, aboutissant ensuite, à l’ouest, à Roberval et, à l’est, à Chicoutimi. Le NTR, avec quatre autres réseaux, deviendra, quelques années plus tard, le Canadian National Railway. C'est d'ailleurs pour le NTR, à La Tuque, que travaillait Phil Beaudoin quand la Brown Corporation demanda à la compagnie de chemin de fer de lui prêter ses services : la papetière états-unienne avait besoin d'un spécialiste en mécanique à son dépôt de La Loutre, dont elle venait de faire l'acquisition de la Fraser-Brace, l'entrepreneur qui y avait érigé le barrage de rétention. Beaudoin ne devait y passer que trois jours : il y restera jusqu'à la fermeture du dépôt, dans les années 1950, y rencontrant, tout comme Jerry McCarthy, sa dulcinée, l'une des filles de Joseph Giard.
Deux anecdotes latuquoises liées à Ambrose O’Brien (1885-1968), un des maîtres d'oeuvre de ce grand chantier de construction de la ligne ferroviaire financée par le gouvernement d'Ottawa, abandonné, dans cette aventure vers le Pacifique, par le Grand Tronc. C’est au lieu dit du «Fer à Cheval», me précise Hervé Tremblay, au sud-est immédiat de La Tuque, près du lac Wayagamac, où il avait installé son quartier-général, que se trouvait O’Brien au moment où il reçut un appel d’un associé lui demandant de s’amener à Montréal où se discutait le projet de la formation d’une nouvelle ligue de hockey. C’était en novembre 1909. Et la voie ferrée allait attendre Sanmaur et la rivière Manouane l’année suivante.
Durant son séjour dans la ville naissante, le millionnaire s'occupa d'activités philanthropiques, entre autres, d’une «quête» parmi les ouvriers affairées à la construction de la voie ferrée, qui, selon Hervé, rapporta plus d'un millier de dollars consacrés à l'érection de la mitaine de la paroisse anglicane de St. Andrews, temple qui est toujours en place au début de ce qui fut longtemps la « rue des Anglais». Pour en revenir au hockey, O'Brien allait fonder la National Hockey Association après qu’on eut refusé à son équipe de Renfrew, en Ontario, l’accès à la Ligue nationale de hockey, ce qui ne l'empêchera pas de créer la légendaire équipe du Canadien de Montréal.
L'épisode du coup de téléphone est raconté dans l'essai de Scott Young et Astrid Young, O’Brien, Toronto, The Ryerson Press, 1967.

(4) KIKENDATCH.
La réserve de Kikendatch était située à la naissance
de la Saint-Maurice,
tout juste au sud de La Loutre,
où sera édifié le barrage Gouin.

Dans un article, «Pourquoi les Attikameks ont abandonné Kikendatch pour Obedjiwan – L'histoire cachée», dans Recherches amérindiennes (vol. XXVI, no 1, 1996), Peter Leney explique les circonstances qui ont provoqué ce grand dérangement. Voici un résumé de l'article.

«Le déménagement des Attikameks de la bande de Kikendatch vers Obedjiwan, au début du siècle, est généralement mis sur le compte de l'inondation du site de Kikendatch en 1918 par les eaux du réservoir formé derrière le barrage Gouin. Toutefois, cette explication est incorrecte. En effet, les documents d'archives montrent clairement que ces autochtones, de même que leur poste de la Hudson's Bay Company, ont gagné Obedjiwan dès 1912 et que ce déplacement reflétait un désir commun de retraiter davantage à l'intérieur du territoire afin de se protéger de la poussée de la civilisation blanche qui menaçait de miner leur relation traditionnelle.»

Reproduction du contrat passé entre John Johnston Rickard et
Annie Midlige, à Parent, le 3 avril 1912.
Témoin : Charles McKenzie.

(5) Curieusement, Annie donne le prénom de «John» comme étant celui de son défunt mari. Les deux associés prévoient le lancement, à titre de «marchands généraux», de deux magasins: l'un, à Parent; l'autre, à Sanmaur. Ainsi donc, le « Jew store» de Manouane, mentionné par McCarthy dès la première page de son journal, en mars 1919, n'avait absolument rien de «juif». Il était géré par un anglophone, Rickard, un ancien employé de la CBH, et son épouse, Eva Midlige, une des deux filles d’Annie. À ma connaissance, ce magasin existait toujours dans les années 1960, tout juste avant de descendre vers le pont flottant jeté sur la Manouane. Et il me semble qu'un ex-Sanmauresque***, émigré à La Tuque, Yvon Pelletier, que j'ai rencontré à son antre de Sanmaur en novembre 2007, m'a confié à cette occasion qu'il avait lui-même opéré un magasin général dans le même édifice. Et, si je me rappelle bien, c'est un certain St-Jean qui y tenait boutique au moment où nous habitions le coin.

Sur la photo suivante, qui date des années 1960 et que m'a amicalement fournie Paul Tremblay, sur qui je reviendrai, car il est apparenté à McCarthy par sa mère, une Dubé, fille du maître de poste de Sanmaur, je serais porté à croire que la bâtisse grise, à gauche, sur la rive droite de la Manouane, logeait le magasin fondé vers 1913 par le couple Rickard-Midlige. Information sujette à confirmation.


Traverse de la Manouane, vue de la rive gauche (ouest). Là, presque à l'embouchure de ladite rivière, débutait le secteur Manouane, «banlieue ouest» de Sanmaur.

À droite, hors champs, immédiatement en amont, le pont du CN. On peut d'ailleurs suivre la ligne des poteaux de téléphone et de télégraphe, ainsi qu'un petit poteau blanc de signalisation du CN. Toujours à droite, la maison (brun pâle et blanche) érigée par la Commission des eaux courantes, dans les années 1930 ou 1940. La famille Pelletier y logeait.
Il n'y a qu'un mille séparant le pont ferroviaire sur la Manouane de celui de Weymont, jeté sur la Saint-Maurice, tout juste en aval de la réserve de Wemotaci. Un troisième ouvrage, surplombant la Ruban celui-là, est installé à quelques centaines de mètres à l'ouest de la Manouane.
Pour mes frères et moi, enfants à Sanmaur, ce chaland, qu'on devine sur la photo, était le bout du monde, notre farouest.
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(6) Louise-Anne Bais, de Parent, l'arrière-petite-fille de la commerçante, n'est pas d'accord avec cette affirmation. Selon elle, Annie aurait eu une connaissance minimale de l'anglais et aurait pu converser avec ses descendants. Peter Leney, qui a rencontré et interviewé de ses petits-enfants dans le cadre de recherches pour un reportage sur Oskélanéo, m’a répété que ceux-ci lui avaient confié que l’aïeule ne parlait guère l'anglais, pas plus que le français. Mais, ajoute-t-il, peut-être la vérité se situe-t-elle entre ces deux points de vue.
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(7) En débarquant sur le rivage du Nouveau-Monde, Annie s'inscrivait dans ce grand mouvement de la «Syrian Transatlantic Migration», qui dura de 1878 à 1924 et amena des centaines de femmes, sans mari ni protecteur masculin. Plusieurs d'entre elles avaient laissé la province de Bilad al-Sham, l'une des parties de la Syrie qui, à l'époque, englobait des pays actuels : la Syrie, le Liban, Israël et la Palestine ainsi que la Jordanie. On les appelait « Syriennes », ces femmes courageuses qui avaient traversé l'Atlantique dans l'espoir de se refaire une vie, plus agréable que la première. La majorité d'entre elles venaient du Liban et beaucoup avaient travaillé dans l'industrie de la soie.
Voir le document de Sarah Gualtieri, «Gendering the chain migration thesis» (http://muse.jhu.edu/journals/comparative_studies_of_south_asia_africa_and_the_middle_east/v024/24.1gualtieri.html).
Au début du vingtième siècle, le Canada comptait déjà près de 2000 immigrants venus du Liban et de la Syrie.
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*** Suite à deux petits commentaires sur sa prose somptueuse, mais surtout d'une immense pertinence, qu'il largue dans l'édition de fin de semaine du Devoir, le romancier et chroniqueur Louis Hamelin m'envoie un courriel qu'il termine ainsi : «Et que votre remontée sanmauresque se poursuive du bon sens!» Diantre, que ce néologisme me plaît ! Gentilé assurément plus élégant que celui de «sanmaurien», dont la syllabe finale verse quelque peu dans la péjoration, plus original encore que celui de «sanmaurois». J'adopte, quitte à lui verser de pharamineuses redevances... Cette belle trouvaille ajoute bau conteniu mauricien de mon carnet : Louis Hamelin est originaire de Saint-Sévérin-de-Prouxville, en Basse-Mauricie.

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dimanche 7 décembre 2008

LES GIARD DE LA LOUTRE
(Titre ambivalent, pas tout à fait approprié à son contenu…)

Vue partielle du dépôt de la Brown Corporation, à La Loutre, sous la neige, en 1937. Archives de John McCarthy.

Mon lectorat, bien malin qui pourrait l’affirmer avec conviction, ne doit pas être trop, trop mondial, plutôt réduit, écrirais-je, mais attentif, me semble-t-il. Bien que, comme me le signalait l’érudit Hervé Tremblay qui, lui, a reçu récemment une requête bien pointue, venue de l’autre côté de la mare aux harengs, lancée par un Bruxellois via la poste tout à fait électronique du Ouaibe, à la suite de la parution de l’une de ses capsules dans L’Écho de La Tuque – Internet, quelle puissante et efficace courroie de transmission tout de même –, je doive exprimer une certaine surprise, celle de constater jusqu’où se rendent mes propos, un étonnement certain de l’effet que certains d’entre eux peuvent produire.

Pour en revenir à ce compatriote de Tintin, sans doute loyal sujet de l’obsolète monarque Baudoin le Premier (sans « e »), sorte de réplique belge de Bébette la Deuxième, lequel serait, d’après un illuminé qui a commis un essai sur le sixième roi du pays des frites et des moules, « une âme pour l’Europe » (oui, oui, sérieux, le type !), qui voulait davantage de renseignements sur la famille latuquoise des Hillier, je pourrai simplement lui apprendre, de mon côté, que le premier du nom, Harry R., travailla d’abord à La Loutre, pour la Brown Corporation, avant de se lancer dans la mercerie à La Tuque, longtemps au 533, rue Commerciale, puis à Val d’Or. C’est ce que j’ai découvert dans les écrits de Jerry McCarthy.

Pour en revenir à mon lectorat, moins imposant que celui d’Hervé, ce coquin qui fait dans la diffusion de papier, il compte Guy Beaudoin, qui a lu Hergé, certes, mais qui n’a pas de sang bleu, ni d’ancêtres belges, et qui, de temps à autre, me passe un coup de fil, depuis son gîte de Sainte-Adèle, P. Q., pour commenter ma prose, me fournir des détails additionnels sur les activités de sa jeunesse et de son adolescence passées dans les Hauts-Mauriciens, le plus souvent sur le quotidien de la vie tout là-haut, au milieu du siècle dernier. Il parle en connaissance de cause : il est le fils, unique, me précise-t-il, de Phil Beaudoin et de Paulette Giard, neveu donc de Jerry McCarthy, dont le recueil d’éphémérides relatifs aux activités de sa vie à La Loutre et à La Tuque est une source de données historiques de toutes sortes. Je n’ai pas fini d’y puiser pour l’écriture de mon carnet.

L’adolescent Beaudoin, à droite, à La Loutre vers 1950, en compagnie des deux fistons de Jerry McCarthy, John et Lorrain, et d’un troisième cousin, tout à gauche.
Trois jeunes, Giard par leur mère : Lorrain McCarthy et Guy Beaudoin encadrent leur cousine Lise Chateauneuf, à La Loutre, vers 1948.
Les deux photos m’ont été aimablement fournies par Guy.

Pendant une partie de ses études, Guy a travaillé pour son oncle électricien. Il installait des lignes téléphoniques et électriques au barrage Gouin et dans les environs pour le compte de la Brown Corporation, puis de la Canadian International Paper, la C.I.P., qui, en novembre 1954, fera l’acquisition des avoirs de la filiale canadienne de la Brown Company, de Berlin, au New Hampshire. Ingénieur à la retraite, Guy « monte » plusieurs fois par année à La Loutre où il a encore un chalet.
Annonce tirée des pages « jaunes » de l’annuaire de Télébec Ltée pour La Tuque – Clova – Lac Édouard – Parent – Rapide Blanc – St-Roch-de-Mékinac – Sanmaur et environs – and vicinity, édition de décembre 1970.
Je n'aurais jamais pensé qu'un bottin téléphonique ait pu posséder autant de vertus nostalgiques.

Le bilinguisme pas tout à fait raffiné de l’annonce est un exemple de l’effort d’une francisation « industrielle » qui n’a jamais vraiment touché le sol latuquois. Pas facile d’effacer plus de cinq décennies durant lesquelles l’anglais était la langue de travail pour la majorité des gens de La Tuque. Les véritables dirigeants de la ville ont longtemps logé rue On the Bank et même les curés d’icelle ont dû s’y résigner… Encore aujourd’hui, à moins que je ne me trompe, c’est le terme moulin (anglicisme pour « usine ») qu’on utilise le plus souvent dans la conversation… Bien sûr, dans cette pulperie fondée par des Étatsuniens, il y eut bien un vrai moulin, le moulin à scie. Mais comme c’était le « La Tuque Mill »… À partir de novembre 1954, la papetière étatsunienne qui en était la propriétaire à l’époque fut toujours désignée par son sigle, CIP, prononcé à l’anglaise. À ma connaissance, on y a toujours dit la « Si-aïe-pis » et nommé les différents départements et corps de métier de leur appellation anglaise. Au milieu des années 1960, en dépit des tentatives multipliées de mon supérieur immédiat au département du « coste acconnetigne » du « maine office » empoussiéré, Aimé Vachon, hardi défenseur de la langue de Molière, qui me demanda de traduire les nombreux formulaires utilisés dans l’usine, la langue de Bill Shakespeare continuait de marquer les échanges écrits. Dans les rapports qu’on me fournissait pour établir les coûts de production d’une tonne de papier kraft sur la machine numéro 3, en 1966, je ne trouvais que des corps de métier nommés en anglais : painters, pipers, millwrights, et tutti quanti. J’ai souvenance d’une belle perle bilingue, glissée dans un rapport par le crayon d’un mécanicien : «Répairé les braiques du truck… », avait-il écrit. Cette graphie résolument bilingue annonçait sans doute l’apparition des Belles-Sœurs du grand Michel Tremblay. Mais l’énoncé n’eut jamais la suavité de cette phrase entendue au « circulation desk » de la bibliothèque principale de l’Université d’Ottawa, en septembre 1969. La préposée au prêt des livres, une Gatinoise de souche, expliquait à sa collègue que « son tchomme ne pouvait plus faire de spide avec son char parce qu’il ne pouvait pas afforder les fines » !

Secteur sud de la ville, on disait « Woudelande » pour désigner la Division forestière où travaillaient mon père et quelques anciens de Sanmaur et de Windigo. La Woodlands Division occupait une partie de l’ancienne usine d'Aluminium Canada, boulevard Ducharme, dont le gérant, naguère, fut quelqu’un de bien connu à La Tuque : Lucien Filion.
« FILION, Lucien », entrée tirée de l’ouvrage à souscriptions Vedettes 1952 – Le fait français au Canada (Première édition, Montréal, Société nouvelle de publicité, 1953, p. 169).
D’autres Latuquois connus y ont « payé » l’inscription de leur biographie, dont Auguste Dubois, Romulus Ducharme, Aldori Dupont, question de s’assurer de passer à la postérité et de la pérennité de leur patronyme! Ouvrage important, car maintes soutanes y ont laissé quelques lignes sur l'histoire de leur paroisse, celle de leur congrégation et de plusieurs institutions de santé et d'éducation.

Novembre 1954 avait marqué la fin d’une époque et, comme me le disait mon père, – McCarthy en fait état dans ses mémoires du règne de la CIP – ça n’a jamais plus été pareil : la Brown avait eu l’habitude de bien traiter ses employés par toutes sortes de pratiques et de manifestations. Les relations de travail avaient changé. La philosophie « bon papa» de la Brown se vérifie à la lecture des premières années de parution du Brown Bulletin, en 1919 et 1920. Déjà, à Berlin, au New Hampshire, la maison-mère, la Brown Company, avait mis sur pied une « Relief Association… », une espèce de mutuelle d’assurances à laquelle participaient les employés des différentes usines, dont celle de La Tuque. Le Bulletin donne des listes de ceux qui ont bénéficié de cette protection. Ce sont des nomenclatures intéressantes puisqu’elles permettent d’y dénicher le nom d’employés francophones de l’époque et de retracer plusieurs Québécois et Québécoises qui, à l’instar d’Alonzo Surprenant, le personnage de Maria Chapdelaine du beau roman éponyme de Louis Hémon, avaient désobéi aux enseignements de l’Église et avaient allègrement franchi la frontière pour trouver du travail dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre.

Page de titre du numéro initial du Brown Bulletin. Archives d'Hervé Tremblay.

Donc, de temps à autre, Guy Beaudoin, inspiré par un commentaire de mon carnet, me passe un coup de fil. Je déploie alors, en face de mon portable, un vieil agenda dans lequel je note toutes sortes de choses sur Sanmaur et les environs et j’y consigne les précieux renseignements qu’il me refile sur ces années passées là-haut, un endroit où il retourne d’ailleurs encore plusieurs fois par année, par la route de gravier qui y mène, via La Tuque et La Croche.

La dernière fois qu’il m’a téléphoné, c’était pour jaser des photos de la Haute-Mauricie que je lui avais fait parvenir, gravées sur un disque compact. Sur l’une d’elles, récupérées en juillet dernier à Sept-Îles, dans le riche album de souvenirs de mon oncle Patrick Renaud sur son séjour à Sanmaur, il avait identifié, à sa silhouette, un employé de la Brown à la fin des années 1940, Albert Jeffrey. La photo est floue : j’en suis en partie responsable. Elle fait partie de la cinquantaine que j’ai prises, à main levée, directement du précieux album de Tit-Pat, comme ses amis l’appelaient à Sanmaur et que je présenterai plus longuement quand j’accosterai à Sanmaur.
Un puissant camion de marque Diamond-T, muni d’un treuil, s’apprête à tirer vers la rive un énorme tracteur à chenilles Caterpillar, enfoncé dans l’eau quand le pont flottant installé sur la Manouane, à Sanmaur, s’est partiellement affaissé sous son poids. D’après Guy, la Brown avait acheté plusieurs de ces camions de l’Armée après la Seconde Guerre mondiale. Photo : Patrick Renaud, vers 1948.

Sauf erreur de ma part, la famille de ce Jeffrey, décédé récemment, me précise Guy, qui a fait de nombreux voyages de pêche en sa compagnie, avait habité à l’angle nord-est des rues Tessier et Saint-Michel, voisin donc du plus haut édifice du coin, le 348 Tessier, qui abritait l’épicerie de Beau Blanc et d’Albertine Tousignant, de même que quatre logis répartis sur deux étages.

L’édifice de Léo et d’Albertine Tousignant au 348 de la rue Tessier. Il n’a pas changé : il est presque le même qu’en décembre 1956, quand nous en sommes partis, ma famille et moi. Photo Pierre Cantin, 23 mai 2006.

Nous créchions au deuxième (troisième pour utiliser le « calcul » québécois), voisins de palier de Jean-Claude Gilbert et de Nicole MacDonald et de leur fils Jean. Les Tousignant et leur fille Solange habitaient au premier, au 348A, à côté du plus petit des logis, le 38B, lequel accueillait les sœurs Labonté, deux institutrices, célibataires et apparentées, je crois, à la propriétaire.
Le balcon de l’étage supérieur : les logis 348C et D, naguère habités par les familles d’Émile Cantin et de Jean-Claude Gilbert. Photo Pierre Cantin, 23 mai 2006.

Quand je rate un de des appels de Guy, c’est moi qui compose son numéro à Saint-Adèle, P.Q. Guy est l’un de ceux dont la mémoire vient s’ajouter, à la mienne toute floue, toute mémoire « extérieure », une transmission de détails qui trouvent place dans mon carnet. Il m'a ainsi appris que le grand-père, Joseph Giard, avait été greffier à la Cour du recorder, à Montréal, et qu'à sa retraite, on lui avait proposé un poste de gardien au barrage de La Loutre, dont la construction venait tout juste de s'achever. Il amena donc toute sa smala dans ce coin tout à fait reculé. Méchant déménagement : de Montréal à la naissance de la Saint-Maurice !
Le penseur au sciotte : Guy Beaudoin au lac Nachicapau, en Ungava, en 1959.
Photo aimablement fournie par Guy.


NOTES

Le Brown Bulletin a été précédé, brièvement, par une petite publication, Burgess Screenings, du nom de l’usine de sulfite de la Brown Company de Berlin, lancée en 1918. Il semble que ce périodique soit bien rare : même la prestigieuse Library of Congress, à Washington, ne l’a pas dans ses collections… ou alors je ne sais plus chercher intelligemment dans les catalogues de bibliothèques!
En-tête du Burgess Screenings. Archives Hervé Tremblay.

Dans la livraison de mars 1919 (vol. II, no 1) du bulletin, on peut y lire que la Burgess Relief Association a versé plus 6500$ aux victimes de l’épidémie de grippe espagnoles ainsi qu’à leurs proches. Parmi les administrateurs de l’Association, trois francophones : Napoléon Couture, Andrew Melanson [un Acadien sans doute], Louis Delarge. La graphie des patronymes français est souvent malmenée quand elle n’est tout simplement pas méconnaissable…
Encore, de 1964 à 1966, au moment où j’ai travaillé au « maine office », le terme « reliffe », légèrement aromatisé à la québécoise, était encore en usage pour préciser que tel ou tel employé de l’usine était en congé de maladie. On disait du quidam qu’il était « sua’ reliffe » ! Ailleurs, on employait le terme « compensation », pas plus français!

The Brown Bulletin, 1922.