jeudi 6 août 2009


Manawan Crossing
Les trois enjambements de la Manouane, à la hauteur de Sanmaur
au beau milieu du XXe siècle.

[49]
III. Le chaland de la Brown

Les beaux dimanches à la Manouane, Farouest de Sanmaur

Du temps de mon enfance à Sanmaur, voguait, à quelques mètres à peine en aval du «pont des chars», hautement juché sur la Manouane, ouvrage costaud destiné au passage des convois ferroviaires et à de rares piétons, et parallèlement au pont flottant, cette longue plate-forme de madriers que je n’aurais jamais osé emprunter à pied, accroché à un câble, un traversier, espèce de barge en acier.

On utilisait le mot chaland pour désigner ce bateau passeur chargé de véhiculer, sur la rive gauche de la Manouane, les camions et les autobus se dirigeant au nord, vers Chaudière, puis La Loutre. Et peut-être, sauf erreur de ma part, vers Windigo, en traversant la Saint-Maurice sur un deuxième chaland, au 22 Milles, ou sur l’impressionnant pont à chevalets (communément appelé «tresseul» graphie francisée approximative de l’anglais trestle) posé au-dessus des chutes de Chaudière, autre dépôt de la Brown situé à une cinquantaine de kilomètres en amont de Sanmaur (voir l’épisode du 4 décembre 2007).

Au milieu de la Manouane, le chaland se dirige vers la rive gauche
(ouest) de la Manouane.
Photo de 1975, environ, aimablement prêtée par Paul Tremblay.

Guy Beaudoin, mon expert et conseiller en matière de techniques diverses, m’a expliqué le fonctionnement de ce type de chaland mis en service, croit-il vers 1949 ou 1950. L’embarcation était munie d’un gros moteur d’automobile, un Ford ou un Chrysler, arrimé dans la cale, assez profonde pour qu’on s’y tienne debout. Le moteur faisait fonctionner un treuil réversible qui tirait un solide câble d’acier dont les extrémités étaient fixées sur les eux rives. Un deuxième câble, dit «de garde», sensible à la variation du niveau de l’eau, guidait en quelque sorte le chaland vers sa destination.
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Je ne sais pas si c’était un rituel dominical, mais si j’en juge par le nombre de photos que m’a léguées Maizy et qui montrent des membres de ma famille posant sur ce chaland, accosté sur la rive droite de la Manouane, à quelques mètres du premier magasin général d’Annie Midlige et de son associé John Rickard , modeste édifice [1] bâti presque en face de la courbe raide de la route qui menait au barrage C., aujourd’hui tronçon de la route forestière 10 menant vers le sud-est, vers La Tuque, mais il fut l’objet de fréquentes visites de la part de mes géniteurs.

Une espèce de pèlerinage, donc, qui consistait à parcourir un petit peu plus d’un kilomètre à pied, sur le chemin de gravier qui partait du centre « résidentiel » des installations de la Brown, à l’est, pour traverser, dans son entier, le secteur Manouane, et aboutir à la rivière du même nom. Ni mon frère Robert, ni moi, nous souvenons d’avoir «posé» pour l’objectif de Maizy sur ce chaland en ces occasions. Sans doute étions-nous retenus devant le cinq logis, à jouer avec les Beaupré, les Ross, les Doré [2]
Émile Cantin, mon père, et Jean, le plus jeune de mes frères,
probablement en 1953.
Photo : Maizy Lee Cantin.

C’est sans doute sur ce traversier, que mon jeune frère Jean, né en juin 1949, a dû avoir la piqûre de la pêche [3]. Débuts plus que modestes; équipement bien rudimentaire. Scène surprenante, en tout cas, où mon père Émile, d’ordinaire très peu porté à accomplir une tâche qui eût impliqué l’utilisation d’un outil ou la manipulation d’un objet autre qu’une machine à écrire ou un crayon – ma mère nous disait qu’il aurait été dangereux de le lasser manipuler un simple tournevis – prépare une ligne à pêche.
Jean Cantin, dos à l’estuaire de la Manouane. Vers 1953.
Photo : Maizy Lee Cantin.


Émile Cantin, Manouane, 1953. On notera, à gauche, une caisse de beurre, en bois : en milieu perdu comme Sanmaur, on recyclait tout ce que l’on pouvait...
Photo : Maizy Lee Cantin.


Maizy devant «son» objectif

Quatre «poses» de ma mère, Maizy Lee.
Les photos sont sûrement de son légitime, Émile Cantin.




[1] En vérifiant dans mes dictionnaires la définition du mot chaland, je découvre que le terme s’applique aussi aux acheteurs et acheteuses qui vont de préférence chez un même marchand.

Un chaland déjà en fonction, en 1930, à Windigo, alors le principal dépôt de la Brown Corporation. Un câble (aérien d’après la photo), accroché entre les deux rives, sert à guider sa trajectoire et l’embarcation, à gauche,
devait sans doute le pousser.
The Brown Bulletin, avril 1930; archives d’Hervé Tremblay.

Un autre type de chaland, plus près de la péniche. Il me semble qu’il se soit trouvé à Chaudière, ou dans les alentours. La photo provient des archives de ma mère et date possiblement de 1947 ou 1948.

[2] Voici deux tableaux illustrant les activités de ces années d’insouciance sanmauresque. Il faut dire que les deux superbes Ford à pédales, bleu ciel, que notre oncle Donald Lee nous avait rapportées de Québec exerçaient un certain magnétisme sur nos petits voisins. Nous n’allions toutefois pas très loin, car les voies carrossables du coin étaient passablement molles. Pas terribles pour la pédale, même fordienne.

Sur ces photos, Michel et Denise Ross, qui habitaient en face du cinq logis et une certaine demoiselle Wheeland (aux dires de Jean-Pierre Ricard, dont la mémoire est meilleure que la mienne), en compagnie de mon frère Robert, en salopette et épaules dénudées : on ne craignant nullement les effets néfastes des rayons solaires. À gauche, on aperçoit des fenêtres donnant sur le logis des Beaupré.

Sanmaur, été 1949. Photos : Maizy Lee.

[3] Je me rappelle que, certains après-midis, au début des années 1960, Jean s’éclipsait, sur sa bicyclette déjà trop grosse pour lui (un cadeau de Léopold Lacasse, l’ancien curé de Sanmaur), pour aller pêcher la barbote dans les flaques d’eau, près de la gare de triage de Fitzpatrick, une randonnée pas mal longue pour un flow de son âge… Plus tard, une fois que la famille aura aménagé dans la petite maison de la war time louée d’une dame Marceau, il empruntera ma véloce Vespa en cachette, mais pas toujours pour aller pêcher ! Et puis il fera le grand saut, achetant, à l'insu d'Émile et de Maizy, une grosse bécane de mon ami Roger Berman.

Jean Cantin, devant le 737 de la rue Kitchener, La Tuque, mai 1957.
Photo : Pierre Cantin.


Jean Cantin et Maizy Lee, sur le tarmac du 728 de la rue Castelneau,
probablement à l’été 1965. Photo : Pierre Cantin.

Jean Cantin et sa BSA : le terrible clan des Gaulois l'attendait ! À l'arrière-plan, la Coccinelle de Jacques Tremblay.
Photo : Pierre Cantin, sur ce même tarmac, sans dote en 1967. .
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Ajout à l’épisode 46

Cette carte postale pose une énigme que pourraient probablement résoudre les historiens du rail. Quelqu’un y a tapé : « 2nd Crossing St. Maurice River. Steel erected to date 25-12-10. N.T.R. 1 Fitzpatrick 61.4 ». Où se situait cette deuxième traversée de la Saint-Maurice ? En décembre 1910, la voie ferrée semble avoir atteint Sanmaur : serait-ce alors le pont de Weymont, érigé à la périphérie est du village, et qui a longtemps servi de passerelle aux Amérindiens de Wemotaci ?


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Je serais curieux de savoir où ces Britanniques polissons ont pu pêcher le nom de leur cottage.