dimanche 7 décembre 2008

LES GIARD DE LA LOUTRE
(Titre ambivalent, pas tout à fait approprié à son contenu…)

Vue partielle du dépôt de la Brown Corporation, à La Loutre, sous la neige, en 1937. Archives de John McCarthy.

Mon lectorat, bien malin qui pourrait l’affirmer avec conviction, ne doit pas être trop, trop mondial, plutôt réduit, écrirais-je, mais attentif, me semble-t-il. Bien que, comme me le signalait l’érudit Hervé Tremblay qui, lui, a reçu récemment une requête bien pointue, venue de l’autre côté de la mare aux harengs, lancée par un Bruxellois via la poste tout à fait électronique du Ouaibe, à la suite de la parution de l’une de ses capsules dans L’Écho de La Tuque – Internet, quelle puissante et efficace courroie de transmission tout de même –, je doive exprimer une certaine surprise, celle de constater jusqu’où se rendent mes propos, un étonnement certain de l’effet que certains d’entre eux peuvent produire.

Pour en revenir à ce compatriote de Tintin, sans doute loyal sujet de l’obsolète monarque Baudoin le Premier (sans « e »), sorte de réplique belge de Bébette la Deuxième, lequel serait, d’après un illuminé qui a commis un essai sur le sixième roi du pays des frites et des moules, « une âme pour l’Europe » (oui, oui, sérieux, le type !), qui voulait davantage de renseignements sur la famille latuquoise des Hillier, je pourrai simplement lui apprendre, de mon côté, que le premier du nom, Harry R., travailla d’abord à La Loutre, pour la Brown Corporation, avant de se lancer dans la mercerie à La Tuque, longtemps au 533, rue Commerciale, puis à Val d’Or. C’est ce que j’ai découvert dans les écrits de Jerry McCarthy.

Pour en revenir à mon lectorat, moins imposant que celui d’Hervé, ce coquin qui fait dans la diffusion de papier, il compte Guy Beaudoin, qui a lu Hergé, certes, mais qui n’a pas de sang bleu, ni d’ancêtres belges, et qui, de temps à autre, me passe un coup de fil, depuis son gîte de Sainte-Adèle, P. Q., pour commenter ma prose, me fournir des détails additionnels sur les activités de sa jeunesse et de son adolescence passées dans les Hauts-Mauriciens, le plus souvent sur le quotidien de la vie tout là-haut, au milieu du siècle dernier. Il parle en connaissance de cause : il est le fils, unique, me précise-t-il, de Phil Beaudoin et de Paulette Giard, neveu donc de Jerry McCarthy, dont le recueil d’éphémérides relatifs aux activités de sa vie à La Loutre et à La Tuque est une source de données historiques de toutes sortes. Je n’ai pas fini d’y puiser pour l’écriture de mon carnet.

L’adolescent Beaudoin, à droite, à La Loutre vers 1950, en compagnie des deux fistons de Jerry McCarthy, John et Lorrain, et d’un troisième cousin, tout à gauche.
Trois jeunes, Giard par leur mère : Lorrain McCarthy et Guy Beaudoin encadrent leur cousine Lise Chateauneuf, à La Loutre, vers 1948.
Les deux photos m’ont été aimablement fournies par Guy.

Pendant une partie de ses études, Guy a travaillé pour son oncle électricien. Il installait des lignes téléphoniques et électriques au barrage Gouin et dans les environs pour le compte de la Brown Corporation, puis de la Canadian International Paper, la C.I.P., qui, en novembre 1954, fera l’acquisition des avoirs de la filiale canadienne de la Brown Company, de Berlin, au New Hampshire. Ingénieur à la retraite, Guy « monte » plusieurs fois par année à La Loutre où il a encore un chalet.
Annonce tirée des pages « jaunes » de l’annuaire de Télébec Ltée pour La Tuque – Clova – Lac Édouard – Parent – Rapide Blanc – St-Roch-de-Mékinac – Sanmaur et environs – and vicinity, édition de décembre 1970.
Je n'aurais jamais pensé qu'un bottin téléphonique ait pu posséder autant de vertus nostalgiques.

Le bilinguisme pas tout à fait raffiné de l’annonce est un exemple de l’effort d’une francisation « industrielle » qui n’a jamais vraiment touché le sol latuquois. Pas facile d’effacer plus de cinq décennies durant lesquelles l’anglais était la langue de travail pour la majorité des gens de La Tuque. Les véritables dirigeants de la ville ont longtemps logé rue On the Bank et même les curés d’icelle ont dû s’y résigner… Encore aujourd’hui, à moins que je ne me trompe, c’est le terme moulin (anglicisme pour « usine ») qu’on utilise le plus souvent dans la conversation… Bien sûr, dans cette pulperie fondée par des Étatsuniens, il y eut bien un vrai moulin, le moulin à scie. Mais comme c’était le « La Tuque Mill »… À partir de novembre 1954, la papetière étatsunienne qui en était la propriétaire à l’époque fut toujours désignée par son sigle, CIP, prononcé à l’anglaise. À ma connaissance, on y a toujours dit la « Si-aïe-pis » et nommé les différents départements et corps de métier de leur appellation anglaise. Au milieu des années 1960, en dépit des tentatives multipliées de mon supérieur immédiat au département du « coste acconnetigne » du « maine office » empoussiéré, Aimé Vachon, hardi défenseur de la langue de Molière, qui me demanda de traduire les nombreux formulaires utilisés dans l’usine, la langue de Bill Shakespeare continuait de marquer les échanges écrits. Dans les rapports qu’on me fournissait pour établir les coûts de production d’une tonne de papier kraft sur la machine numéro 3, en 1966, je ne trouvais que des corps de métier nommés en anglais : painters, pipers, millwrights, et tutti quanti. J’ai souvenance d’une belle perle bilingue, glissée dans un rapport par le crayon d’un mécanicien : «Répairé les braiques du truck… », avait-il écrit. Cette graphie résolument bilingue annonçait sans doute l’apparition des Belles-Sœurs du grand Michel Tremblay. Mais l’énoncé n’eut jamais la suavité de cette phrase entendue au « circulation desk » de la bibliothèque principale de l’Université d’Ottawa, en septembre 1969. La préposée au prêt des livres, une Gatinoise de souche, expliquait à sa collègue que « son tchomme ne pouvait plus faire de spide avec son char parce qu’il ne pouvait pas afforder les fines » !

Secteur sud de la ville, on disait « Woudelande » pour désigner la Division forestière où travaillaient mon père et quelques anciens de Sanmaur et de Windigo. La Woodlands Division occupait une partie de l’ancienne usine d'Aluminium Canada, boulevard Ducharme, dont le gérant, naguère, fut quelqu’un de bien connu à La Tuque : Lucien Filion.
« FILION, Lucien », entrée tirée de l’ouvrage à souscriptions Vedettes 1952 – Le fait français au Canada (Première édition, Montréal, Société nouvelle de publicité, 1953, p. 169).
D’autres Latuquois connus y ont « payé » l’inscription de leur biographie, dont Auguste Dubois, Romulus Ducharme, Aldori Dupont, question de s’assurer de passer à la postérité et de la pérennité de leur patronyme! Ouvrage important, car maintes soutanes y ont laissé quelques lignes sur l'histoire de leur paroisse, celle de leur congrégation et de plusieurs institutions de santé et d'éducation.

Novembre 1954 avait marqué la fin d’une époque et, comme me le disait mon père, – McCarthy en fait état dans ses mémoires du règne de la CIP – ça n’a jamais plus été pareil : la Brown avait eu l’habitude de bien traiter ses employés par toutes sortes de pratiques et de manifestations. Les relations de travail avaient changé. La philosophie « bon papa» de la Brown se vérifie à la lecture des premières années de parution du Brown Bulletin, en 1919 et 1920. Déjà, à Berlin, au New Hampshire, la maison-mère, la Brown Company, avait mis sur pied une « Relief Association… », une espèce de mutuelle d’assurances à laquelle participaient les employés des différentes usines, dont celle de La Tuque. Le Bulletin donne des listes de ceux qui ont bénéficié de cette protection. Ce sont des nomenclatures intéressantes puisqu’elles permettent d’y dénicher le nom d’employés francophones de l’époque et de retracer plusieurs Québécois et Québécoises qui, à l’instar d’Alonzo Surprenant, le personnage de Maria Chapdelaine du beau roman éponyme de Louis Hémon, avaient désobéi aux enseignements de l’Église et avaient allègrement franchi la frontière pour trouver du travail dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre.

Page de titre du numéro initial du Brown Bulletin. Archives d'Hervé Tremblay.

Donc, de temps à autre, Guy Beaudoin, inspiré par un commentaire de mon carnet, me passe un coup de fil. Je déploie alors, en face de mon portable, un vieil agenda dans lequel je note toutes sortes de choses sur Sanmaur et les environs et j’y consigne les précieux renseignements qu’il me refile sur ces années passées là-haut, un endroit où il retourne d’ailleurs encore plusieurs fois par année, par la route de gravier qui y mène, via La Tuque et La Croche.

La dernière fois qu’il m’a téléphoné, c’était pour jaser des photos de la Haute-Mauricie que je lui avais fait parvenir, gravées sur un disque compact. Sur l’une d’elles, récupérées en juillet dernier à Sept-Îles, dans le riche album de souvenirs de mon oncle Patrick Renaud sur son séjour à Sanmaur, il avait identifié, à sa silhouette, un employé de la Brown à la fin des années 1940, Albert Jeffrey. La photo est floue : j’en suis en partie responsable. Elle fait partie de la cinquantaine que j’ai prises, à main levée, directement du précieux album de Tit-Pat, comme ses amis l’appelaient à Sanmaur et que je présenterai plus longuement quand j’accosterai à Sanmaur.
Un puissant camion de marque Diamond-T, muni d’un treuil, s’apprête à tirer vers la rive un énorme tracteur à chenilles Caterpillar, enfoncé dans l’eau quand le pont flottant installé sur la Manouane, à Sanmaur, s’est partiellement affaissé sous son poids. D’après Guy, la Brown avait acheté plusieurs de ces camions de l’Armée après la Seconde Guerre mondiale. Photo : Patrick Renaud, vers 1948.

Sauf erreur de ma part, la famille de ce Jeffrey, décédé récemment, me précise Guy, qui a fait de nombreux voyages de pêche en sa compagnie, avait habité à l’angle nord-est des rues Tessier et Saint-Michel, voisin donc du plus haut édifice du coin, le 348 Tessier, qui abritait l’épicerie de Beau Blanc et d’Albertine Tousignant, de même que quatre logis répartis sur deux étages.

L’édifice de Léo et d’Albertine Tousignant au 348 de la rue Tessier. Il n’a pas changé : il est presque le même qu’en décembre 1956, quand nous en sommes partis, ma famille et moi. Photo Pierre Cantin, 23 mai 2006.

Nous créchions au deuxième (troisième pour utiliser le « calcul » québécois), voisins de palier de Jean-Claude Gilbert et de Nicole MacDonald et de leur fils Jean. Les Tousignant et leur fille Solange habitaient au premier, au 348A, à côté du plus petit des logis, le 38B, lequel accueillait les sœurs Labonté, deux institutrices, célibataires et apparentées, je crois, à la propriétaire.
Le balcon de l’étage supérieur : les logis 348C et D, naguère habités par les familles d’Émile Cantin et de Jean-Claude Gilbert. Photo Pierre Cantin, 23 mai 2006.

Quand je rate un de des appels de Guy, c’est moi qui compose son numéro à Saint-Adèle, P.Q. Guy est l’un de ceux dont la mémoire vient s’ajouter, à la mienne toute floue, toute mémoire « extérieure », une transmission de détails qui trouvent place dans mon carnet. Il m'a ainsi appris que le grand-père, Joseph Giard, avait été greffier à la Cour du recorder, à Montréal, et qu'à sa retraite, on lui avait proposé un poste de gardien au barrage de La Loutre, dont la construction venait tout juste de s'achever. Il amena donc toute sa smala dans ce coin tout à fait reculé. Méchant déménagement : de Montréal à la naissance de la Saint-Maurice !
Le penseur au sciotte : Guy Beaudoin au lac Nachicapau, en Ungava, en 1959.
Photo aimablement fournie par Guy.


NOTES

Le Brown Bulletin a été précédé, brièvement, par une petite publication, Burgess Screenings, du nom de l’usine de sulfite de la Brown Company de Berlin, lancée en 1918. Il semble que ce périodique soit bien rare : même la prestigieuse Library of Congress, à Washington, ne l’a pas dans ses collections… ou alors je ne sais plus chercher intelligemment dans les catalogues de bibliothèques!
En-tête du Burgess Screenings. Archives Hervé Tremblay.

Dans la livraison de mars 1919 (vol. II, no 1) du bulletin, on peut y lire que la Burgess Relief Association a versé plus 6500$ aux victimes de l’épidémie de grippe espagnoles ainsi qu’à leurs proches. Parmi les administrateurs de l’Association, trois francophones : Napoléon Couture, Andrew Melanson [un Acadien sans doute], Louis Delarge. La graphie des patronymes français est souvent malmenée quand elle n’est tout simplement pas méconnaissable…
Encore, de 1964 à 1966, au moment où j’ai travaillé au « maine office », le terme « reliffe », légèrement aromatisé à la québécoise, était encore en usage pour préciser que tel ou tel employé de l’usine était en congé de maladie. On disait du quidam qu’il était « sua’ reliffe » ! Ailleurs, on employait le terme « compensation », pas plus français!

The Brown Bulletin, 1922.