jeudi 31 janvier 2008

LA VOIE FERRÉE de CHAUDIÈRE à LA LOUTRE

De Sanmaur à La Loutre en passant par Chaudière

Les misères de l’hiver sur rail en Haute-Mauricie


Les sources primaires demeurent des outils essentiels pour produire des documents de qualité sur une époque, un lieu.
Jusqu’ici, j’ai puisé la matière première de plusieurs de mes propos dans les mémoires du missionnaire Étienne Guinard et les éphémérides colligées par Jeremiah McCarthy. Cette dernière source s’est avérée d’une grande richesse pour situer avec plus de certitude certains événements de l’histoire de la Haute-Mauricie. Mais encore me faut-il être prudent et utiliser correctement les renseignements que j’y puise.
Ainsi, est-il fort heureux que John McCarthy m’ait signalé que la seule photo de locomotive à vapeur débusquée dans l’album de photos de sa famille avait été prise à Donnacona. Je m’apprêtais béatement à la présenter comme le monstre d’acier qui avait été l’instrument de traction des wagons sur lesquels on avait chargé les matériaux nécessaires à la construction du barrage Gouin.

Lorrain McCarthy, le frère aîné de John, en compagnie de sa cousine Lorna, à Donnacona, en 1948.


De plus, comme la photo avait été prise en hiver, j’aurais dû me douter que le décor n’était pas celui du pays de mon enfance. Il y a d’abord la hauteur du feuillu, à droite, dont la stature est bien loin d’être représentative des bouleaux et des trembles des Hauts mauriciens. Du moins, je ne me souviens pas d’en avoir vu à Sanmaur au début des années 1950. Pas plus d’ailleurs qu’en novembre dernier quand j’y suis retourné.

On ne recevait guère de visite de proches pendant cette saison parfois terrible: il ne fallait pas être pressé pour passer de la gare du Canadien National, à Sanmaur, à la résidence des McCarthy–Giard, à La Loutre, au pied du barrage Gouin. Accumulations de neige, températures extrêmes – McCarthy note que la température est de moins 50, certains jours - rendent toute circulation impossible. Lui-même a dû parcourir, en raquettes, le trajet de la gare au dépôt Chaudière, et dans le sens inverse, à quelques reprises. Le courrier était parfois livré en traîneau à chiens.

Transcription d’un extrait du carnet de Jeremiah McCarthy, juin 1921.

La locomotive à vapeur utilisée sur la voie ferrée installée entre le rapide Chaudière, sur la Saint-Maurice, et celui de La Loutre, source de cette rivière, en 1915 ou 1916, par la compagnie Fraser Brace, n’y aura été utile qu’à peine un peu plus de cinq ou six ans. Sans compter que la voie elle-même n’était guère praticable l’hiver, neige et glace empêchant la circulation de tout véhicule. Une note de Jerry McCarthy précise que le 11 juin 1922 le gros engin de métal est retiré du service : il est devenu trop lourd pour les dormants endommagés par la pourriture. Dorénavant, ce chemin de fer d’un peu plus d’une trentaine de kilomètres (20 miles) ne sera plus emprunté que par des camions munis de roues d’acier. Encore là, la neige sera source de problèmes pour ce type de véhicules. McCarthy mentionne quelquefois l’usage de tracteurs tirant des voitures sur la voie. Des engins extrêmement lents.


Une draisine devant la « power house », la centrale électrique, à La Loutre, en 1929.


En avril 1919, la locomotive avait heurté un bloc de glace, à 2,5 kilomètres au sud du lieu dit « Castor Blanc », et s’était renversée. De plus, ce même printemps, les wagons avaient déraillé à quelques reprises. Plusieurs affaissements de terrain s’étaient occasionnellement produits, qui avaient alors endommagé le tablier de la voie.

À l’avant de cette draisine, souriante, Azilda Giard, qui épousera Jerry McCarthy. Derrière elle, Charles LeTemplier, Mariette Giard et Arthur St-Hilaire. La Loutre, 1930.



Phil Beaudoin, sa femme Paulette Giard, Gordon Ahier et Azilda Giard, La Loutre, 1933.



En examinant les photos d’archives de la famille McCarthy, il semble que la flotte de véhicules sur rail ait été composée d’un gros camion, le « big truck », et de quelques camionnettes, auxquels on arrimait de petits wagons plats. Il y avait également des draisines, employées pour le travail et les loisirs.


La Loutre, 24 juin 1931 : Phil Beaudoin et Paulette Giard (à droite) entreprennent leur voyage de noces à bord d’une camionnette sur rail. Premier arrêt : Chaudière, terminus de la ligne. Ils s’étaient mariés la veille.



En septembre 1922, Ernest Germain, un patenteux, avait procèdé à l’essai d’un moteur d’avion sur un « lorry », terme britannique pour désigner un camion, adapté pour la circulation sur rails.


Le garçon qui pose sur ce cliché est Lorrain McCarthy, le fils aîné de Jérémiah McCarthy et d’Azilda Giard, dont le mariage fut célébré à La Loutre, le 26 juin 1935. La Loutre, janvier 1939.


N’empêche que cette voie ferrée, aussi mal en point fût-elle – en 1924, on procède à la réfection des ponts à chevalets de bois, les trestles –, demeurera longtemps le seul lien unissant La Loutre et le dépôt Chaudière et sera fréquemment utilisées, entre autres par des. des draisines, que j’ai toujours connues sous l’appellation de «speeders», appelées aussi «motor car», jusqu’à la fin des années 1930.

La fin d'une époque : disparition de la voie ferrée

Le 9 novembre 1938, McCarthy signale l’existence d’une nouvelle route terrestre permettant d’aller de Chaudière à la Loutre en passant par le Petit Rocher, lieu situé à l’intérieur des terres. C’est probablement à partir de ce moment qu’on entreprend d’enlever les rails de ce tronçon car, le 11 mars 1942, il ajoute que la totalité des rails se trouvent maintenant à Sanmaur. Une fois transportés là, on a dû les envoyer ensuite « en ville », dans le cadre de l’effort de guerre pancanadien. Voilà qui explique que mon oncle Steven, qui a bonne mémoire, ne se souvient pas de l’existence de cette voie à Chaudière où il a passé près d’une année.

Le 9 décembre 1938, une première dans les liaisons Sanmaur et La Loutre : un autocar emprunte en grande partie le trajet de l’ancienne voie ferrée. C’est le début d’un nouveau service.

Serait-ce l’un des premiers autocars de la Brown Corporation? Jean-Pierre Lajeunesse, un passionné de l’histoire du transport par autocars et autobus, m’a gentiment refilé ce superbe cliché capté le 5 octobre 1946.

McCarthy note dans ses carnets, le 15 juin 1948, qu’on a déplacé la vieille locomotive utilisée sur le site du barrage vers la « crusher road ». Il a pris soin d’en enlever la plaque d’identification, qu’il a conservée à son chalet. John McCarthy m’a confié qu’elle se trouvait maintenant chez son frère Lorrain.

Une autre entrée, le 20 octobre 1949, précise que la vénérable locomotive a pris le chemin de la ferraille. Encore là, il ajoute qu’il en a retiré les plaques d’immatriculation. Serait-ce la même locomotive ? Comme McCarthy a transcrit le contenu de ses carnets à plusieurs années de distance, plus que probablement en 1963, peut-être répète-t-il simplement l’anecdote… Il écrit, en tout cas, que les plaques se trouvaient encore à ce chalet du lac Bennett en 1968. Dans une conversation téléphonique, John McCarthy m’a déclaré qu’il y avait eu plusieurs locomotives à La Loutre.

Jusqu'à la fin des années 1930, les déplacements entre Chaudière et Sanmaur se feront en bateau, sauf quand la Saint-Maurice est gelée ou en voie de l'être. On retourne alors aux vieux moyens de locomotion : les traineaux à chiens et les voitures tirées par des chevaux. Parfois, on utilise les services d’un tracteur. Il n’est jamais fait mention de l’usage de bateau en amont du rapide Chaudière. C’est le tracé de la voie ferrée qui est utilisé par les chiens, les chevaux, les tracteurs et les bipèdes qui doivent chausser les raquettes. Il existe aussi des autoneiges, mais c’est avant l’ère des gros véhicules construits par Bombardier. Le carnet de McCarthy ne contient aucune illustration de ce type de véhicule.

Ceux et celles qu'intéresse l'histoire de la Mauricie trouveront dans un important essai lancé à Shawinigan, en novembre dernier, La navigation sur la rivière Saint-Maurice et ses affluents entre 1856 [et] 1996, des documents iconographiques nombreux et intéressants. L'ouvrage n'est toutefois pas sans défauts. Par exemple, il aurait mérité une bonne séance de révision sur le plan de la langue et le regard attentif d'un lecteur externe qui aurait permis de signaler aux auteurs certaines répétitions et quelques rares erreurs. Certaines illustrations, très imparfaites, auraient pu être "travaillées" avant leur insertion dans le livre. La publication donne tout de même une excellente idée de l'utilisation que l'industrie a pu faire de ce majestueux plan d'eau.
Oeuvre de Guy Arcand, Réjean Boisvert et Arnold Fay, le livre est abondamment illustré.


Notes

- SAuf indication contraire, les photos incluses ici m'ont été aimablement fournies par Patrick McCarthy, que je remercie de nouveau pour sa générosité. C'est son oncle John, qui a passé sa vie active à La Tuque et sur les "limites" - comme on disait autrefois - qui conserve la transcription originale des carnets de Jerry McCarthy.

– Marc Giard*, un passionné d’histoire ferroviaire, à qui j’ai soumis la photo de la locomotive illustrée plus haut, question de l’identifier, me répondait ceci : « Pour ce qui est de la locomotive, c'est manifestement une petite locomotive-tender industrielle et non une machine de ligne. Il reste à savoir si la locomotive utilisée sur la ligne en question portait le numéro 17. (Par ailleurs, était-ce bien la Brown qui exploitait cette ligne?) J'ai cherché les locomotives portant le numéro 17 dans la liste de locomotives industrielles du Québec dressée par Colin Churcher (sur le site Web dont vous m'aviez parlé). Tout ce que j'ai trouvé, c'est que le Chemin de fer d'Asbestos et de Danville a utilisé ce numéro à deux reprises pour désigner une locomotive de manœuvre à vapeur. Il y a d'autres locomotives numéro 17 dans la liste, mais le modèle indiqué ne correspond du tout au type de locomotive qui figure sur la photo. »

*Je n'avais pas noté la coïncidence : Marc, avec qui j'avais correspondu avant même de recevoir le CD des archives McCarthy, serait-il apparenté, de près ou de loin, aux Giard de La Loutre ?

APARTÉ


Phil Beaudoin, beau-frère de Jerry McCarthy, appuyé sur un des wagons plats que tiraient camions et tracteurs sur cette voie ferrée disparue. La Loutre, 1932.


Jeremiah McCarthy, à droite, devant la pompe à essence installée tout juste à côté de la voie ferrée, à La Loutre. Faut-il s'en étonner? Non, car tous les véhicules qui emprunteront ces rails, dès le début des années 1920, seront des camions et des tracteurs. À l'ère de l'essence, la vapeur s'envole...


Une bête de somme, qui remplit quelques tâches jadis dévoluées à la locomotive à vapeur : monture lente, mais puissante et efficace. Devant l'entrepôt de la Brown Corporation, La Loutre.